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Le soupçon de la couleur (1869-1905)

Henri Matisse naît en 1869 au Cateau-Cambrésis, dans le froid du nord de la France, à l’ombre du beffroi austère érigé au début du XVIIIe siècle qui tient pour unique ornementation de la commune. Le jeune Matisse ne se destine pas à la peinture : son père Émile Matisse tient un commerce dans la ville de Bohain et la tradition familiale exige que le fils reprenne l’affaire. Or le jeune Henri a la santé fragile, ce qui contrarie le projet de reprise de l’entreprise familiale. Après des études de droit à Paris, il devient clerc d’avoué à Saint-Quentin. Cependant, son désir de peindre grandissait depuis longtemps déjà, et il suivait des cours de dessin au palais de Fervaques destinés aux dessinateurs en textile. En 1890, il prend sa décision : il deviendra peintre. Début 1891, il s’inscrit à l’Académie Julian et prépare l’examen d’entrée aux Beaux-Arts.

Lorsqu’on connaît l’œuvre de Matisse, on ne peut s’empêcher de penser à son traitement des couleurs : éclatantes, multiples et vives. Or cette fascination réelle du peintre n’est pas ressentie immédiatement, il semble que ce dernier dut la découvrir lui-même. En 1895, il entreprend un voyage en Bretagne où il se passionne pour les couleurs de l’arc-en-ciel, à son retour, il entreprend ses premières œuvres véritablement « marquantes ». Dans La table servie (1897), on perçoit un traitement des couleurs neuf, pur, sans encombrement ni complexité ; on y ressent l’influence des impressionnistes (et surtout de Camille Pissarro) qu’il découvre au moment de son voyage en Bretagne (ou quelques temps auparavant).

La table servie, 1897

Le tableau cependant reste fade, froid, et il sera critiqué lors de sa présentation au Salon de la Société nationale. Métaphoriquement, on peut voir dans ce tableau une sorte de retenue, presque pudique de la part du peintre. Les couleurs sont rares et timides, comme si le tableau cachait toute manifestation de vie alors même qu’on y voit une femme arrangeant le bouquet de fleurs disposé sur une table débordante de fruits et de boissons colorées. Or au centre du tableau, on voit (ce qui semble être) une carafe d’eau, et qui selon moi représente à merveille ce tableau : techniquement maîtrisé, plein de reflets lumineux, immaculé, mais diaphane, quasiment transparent, sans caractère. Il semble qu’au moment où Matisse réalise son œuvre, il n’a pas encore saisi l’essence de son travail, qu’il n’a pas forgé son caractère d’artiste, son empreinte.

Matisse quittera les Beaux-Arts en 1898 et voyagera en Angleterre et dans le sud de la France. En Angleterre, il étudiera les tableaux de William Turner (1775-1851), illustre pour son traitement révolutionnaire de la lumière. L’étude de Turner aura sans aucun doute révélé à Matisse l’importance de la vivacité des couleurs, de la lumière naturelle, etc.

Suite à son voyage en Angleterre, il se rend en Corse et passe l’été à Ajaccio. Ce séjour méditerranéen sera le premier choc que subira le peintre : il sera fasciné par les couleurs vives et par le soleil éclatant de l’île de Beauté. Il rentrera ensuite à Paris et débutera sa métamorphose artistique : l’enfant du nord était tombé amoureux du sud.

Entre 1899 et 1905 environ, Matisse traverse une période financièrement et artistiquement difficile. Il peine à gagner de quoi subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille, et son identité d’artiste commence à peine à se dévoiler : les couleurs deviennent peu à peu sensibles, et bientôt elles seront l’unique matière de ses tableaux, au-delà du simple fait matériel, les couleurs vives et profondes seront la raison d’exister de l’artiste. Cette période est marquée par sa découverte de Cézanne, et son inspiration se ressent dans quelques tableaux de l’époque (Homme nu, 1900, ci-dessous).

Homme nu, 1900

Il est intéressant de remarquer la rareté des nus masculins dans l’œuvre de Matisse : ceux-ci s’inscrivent tous dans la période que nous étudions actuellement (pour être absolument précis, entre 1899 et 1903). Durant cette période, le peintre fait des rencontres décisives : il rencontre André Derain (1880-1954) qu’il peindra en 1905, et Maurice de Vlaminck (1876-1958) ; deux peintres qui partageront avec Matisse la même passion des couleurs, les mêmes préceptes artistiques. L’année 1905 est un tournant incontestable dans la carrière et la vie de Matisse. Il passera l’été dans la ville de Collioure, dans le sud de la France, avec Derain et Vlaminck, et c’est sans aucun doute l’influence des couleurs naturelles illuminées par le soleil d’été qui ont révolutionné la conception artistique du peintre. C’est une année charnière d’autant plus lorsqu’on étudie les tableaux du maître d’une année à l’autre : en 1904, on sent encore l’hésitation du peintre, sa recherche du sens, ses inspirations et influences (la mosaïque, le pointillisme, notamment dans Luxe, calme et volupté ci-dessous). Le passage à l’année 1905 est un point de non-retour, et ses productions artistiques d’alors se verront inchangées dans les techniques et dans l’approche pendant une grande partie de la carrière de l’artiste.

Luxe, calme et volupté, 1904
Intérieur à Collioure, 1905

L’unification de la couleur tend alors à l’extrême : Matisse, ainsi que Derain et Vlaminck touchent leur art des doigts et commencent à s’accomplir tout à fait. Les trois artistes exposent au Salon d’Automne et font scandale, on leur reproche des compositions violentes et des surfaces artificielles. Le choc que provoquent les couleurs sur le public influencera Louis Vauxcelles, critique d’art, lorsque celui-ci qualifiera tous ces peintres de « Fauves » dans le quotidien Gil Blas du 17 octobre 1905 : « La candeur de ces bustes surprend au milieu de l’orgie des tons purs : Donatello chez les fauves (…) ». Depuis ce jour, on qualifie le mouvement pictural relatif à Matisse, Derain, Vlaminck (et d’autres comme Chagall, Marquet, Camoin…), entre 1903 et 1910 environ, de fauvisme.

La couleur, auparavant soupçonnée, désormais libérée. Le XXe siècle débute ainsi par la libération (violente) de la couleur qu’on ne faisait qu’effleurer, et qu’on noyait constamment dans les nuances. Selon le propre aveu du peintre, les années 1905-1906 marquent le début véritable de son œuvre.

Spiritualité et matière artistique (1905-1914)

Pour Henri Matisse, la recherche artistique est éminemment religieuse, ou au moins spirituelle. L’objet qui devient sujet artistique sous son pinceau appelle à la contemplation et parfois à la contemplation religieuse, et en ce sens, aux louanges. Premièrement, les sujets de l’artiste se détachent du réel et si fixent de plus en plus haut dans l’intelligible (cette tendance contemplative reste inchangée et évolutive jusqu’à la mort de l’artiste). Le premier tableau marquant du peintre (selon ses propres mots), il le réalise entre 1905 et 1906 : La joie de vivre, de structure pyramidale évidente, représente une scène irréelle et chargée en couleurs et symboles.

La joie de vivre, 1905-1906

Parmi les symboles qu’on distingue, on peut voir la danse (au troisième plan), la musique (aux premier et deuxième plans), la nature à travers la cueillette (au deuxième plan à gauche), autant de thèmes récurrents dans l’œuvre de Matisse. Le tableau jure par sa réalisation avec les œuvres antérieures (et pour beaucoup postérieures) du peintre : les contours des personnages sont bien délimités, les positions des couleurs sont fortes et les contrastes sont violents. Cette composition divisera beaucoup les critiques lorsqu’elle sera présentée au Salon des indépendants en 1906, certains considérant qu’elle trahit les créations précédentes, d’autres la considérant comme un aboutissement, une apothéose.

Matisse s’incline devant ses sujets, les formes et les couleurs sont idéalisées et tendent à l’atteinte d’un idéal, qu’on pourrait peut-être qualifier de suprasensible en tant que celui-ci dépasse le réel en l’exagérant. Cette admiration et cette dévotion spirituelles du peintre se ressentiront dans un grand nombre de toiles postérieures à La joie de vivre et notamment dans Luxe I (1907) ci-dessous, tableau dans lequel on peut voir une femme nue qui, telle la Vénus de Botticelli, surgit des eaux et attend la louange, elle-même incarnée par deux personnages, l’un incliné à ses pied, et l’autre offrant un bouquet de fleurs à la divinité.

Luxe I, 1914

Le jeu des symboles s’intensifie par la suite. En 1909-1910, Matisse réalise deux compositions majeures : La danse (1909) et La musique (1910). Les thèmes, déjà abordés dans La joie de vivre quatre ans plus tôt sont alors isolés et amplifiés. Matisse, dans une volonté de partager son idée particulière de l’espace pictural, une idée hautement spirituelle et symbolique, prend le temps de découper la présentation des différents sujets, des différents symboles afin d’en exposer la grandeur : le thème de la musique et le thème de la danse, auparavant réunis sont ici séparés, le but étant de démontrer l’importance de chaque sujet. Les deux compositions sont sobres et semblables dans les couleurs utilisées et les positions des personnages. Cependant, le rythme des œuvres est très particulier et lourd de sens.

La danse, 1909
La musique, 1910

Dans le premier tableau, on reconnait la composition au troisième plan dans La joie de vivre, mais dont les proportions sont devenues monumentales (260x391cm) : La danse représente une ronde joyeuse entre cinq personnages dont on ne perçoit pas les visages (sauf d’un), et dont la composition rythmée indique qu’ils tournent dans le sens des aiguilles d’une montre. En plus d’être une représentation simple et heureuse, elle aussi métaphorique : la toile représente, plus qu’une farandole, le cours du temps. La vie, tantôt lente, ponctuée d’instants de flottement représentés par les deux personnages de gauche ; tantôt rapide et active (deux personnages de droite). Et parfois, une rupture, un déchirement du rythme de vie (un drame, la mort…) représenté par le personnage au premier plan qui semble trébucher et manquer la main de son compagnon de gauche.

Le deuxième tableau est plus original (entendons ici nouveau) présente une composition par certains aspects similaire, et par d’autres absolument différente. On retrouve les mêmes tons : bleu pour le ciel, vert pour le sol (ce qui indique un milieu extérieur) et les mêmes teintes rouges pour les personnages qui sont, ici aussi, cinq. Cependant, les cinq personnages sont fixes, aucun mouvement ne les anime, et sont positionnés sur des lignes parallèles différentes : le premier et le cinquième sont sur la même, et les trois personnages du milieu sont seuls sur leur ligne. Les premier et deuxième personnages jouent d’un instrument de musique et accompagnent les autres personnages qui semblent chanter. La composition du tableau est, à mon sens, très intéressante et intelligente :  les cinq personnages sont disposés tels des notes sur une partition (sur laquelle il y a cinq lignes). Si nous raisonnons comme cela, nous pouvons en déduire une mélodie abstraite qui « monte » avant de « redescendre » brusquement.

A ces deux compositions succède une période sans création véritablement marquante de l’artiste, cependant on peut observer la récurrence d’un phénomène qui le poursuivra toute sa vie : l’oscillation entre représentation du réel ou de l’imaginaire. Suite à la création des deux tableaux précédents donc, Matisse peindra plusieurs autres tableaux qui eux s’encreront à l’inverse dans le réel (en tant qu’ils représentent quelque chose de réel). On peut citer La famille de peintre (1911), tableau sur lequel on peut voir représentés les trois enfants et la femme de Matisse.

La famille du peintre, 1911

Selon moi, la partie de dames que disputent les deux fils du peintre est l’élément essentiel du tableau. Celui-ci illustre à merveille la dissension interne dans le travail de Matisse : représentation du réel ou de l’irréel. On peut sentir que le peintre est tiraillé entre ces deux sujets qui présentent tous deux de l’intérêt. Matisse s’affronte lui-même, pourrait-on dire, afin de décider de quel sujet traiter dans son œuvre : et cet affrontement est fort bien représenté dans le tableau puisque ses deux fils ne sont pas différenciés, ni par leurs vêtements, ni par aucun trait distinctif, ce qui semble indiquer qu’il s’agit de la même personne. Ainsi la partie droite du tableau représente, semble-t-il, l’attirance pour le réel : Marguerite Matisse (la fille du peintre) se tient debout, ses appuis sont solides et ses yeux sont ouverts observent le monde. Le joueur de droite présente les mêmes caractéristiques : il a les yeux ouverts et semble actif dans le jeu. Pour ce qui est de la partie de gauche, elle représente l’irréel, la rêverie : Mme Matisse, assise, cout les yeux mi-clos ; le joueur de gauche s’est écarté du jeu et semble somnoler, peut-être rêve-t-il ? Le fait que le joueur de droite (ancré dans le réel) joue paraît indiquer que pour l’heure, le peintre préfère la représentation du monde à l’onirisme, mais viendra le tour du joueur de gauche, et les sujets du peintre seront alors changés et ainsi de suite.

Fauvisme et cubisme (1914-1916)

La Grande guerre éclate en 1914, et Matisse ainsi que son œuvre en seront profondément marqués. Le période 1914-1916 est probablement la période la plus sombre de l’œuvre de l’artiste. Ses compositions auparavant si colorées se parent de noir, comme s’il s’agissait d’un voile, ses toiles portent le deuil. Pendant ces deux ans, Matisse se rapproche des cubistes (de Juan Gris notamment) et son art se métamorphose profondément, le peintre pousse sa tendance picturale de la simplification et du symbole à l’extrême et ses tableaux deviennent pures représentations géométriques et pures couleurs.

Vue de Notre-Dame, 1914

Cette période est extrêmement courte puisqu’elle ne dure que trois ans, cependant l’œuvre future en sera marquée à jamais. On remarque cela avec l’utilisation de noirs profonds plus fréquente qu’auparavant.

Métaphoriquement on comprend que le noir correspond à la douleur de la guerre, le choc que cela créa en lui. Comme cassées, ses toiles tendent à l’abstraction totale, on ne distingue que des informations élémentaires, sans décorations, sans beauté. Tout n’est plus que forme et couleur violentes, tout est déshumanisé (voir Les marocains ci-dessous).

Les marocains, 1915-1916

Renforcement expressionniste (1917-1920)

La période qui suit ce basculement lié à la guerre est un retour à la couleur. Matisse, à partir de 1916-1917 séjourne à Nice et revient périodiquement à Paris et à son atelier d’Issy-les-Moulineaux. Le regain d’intérêt pour la couleur, pour ses formes identifiables, en un mot pour son identité d’artiste s’expliquent par plusieurs choses : tout d’abord son séjour niçois avec la lumière naturelle et les couleurs du sud, et aussi son éloignement de sa famille. Dès lors, Matisse s’isole de plus en plus, il travaille son art en solitaire et parfois en despote lorsqu’il est en famille. Le peintre va alors opérer un tournant expressionniste qui enrichira sa technique et sa vision de la peinture. On retrouve dans ses créations un grand nombre d’éléments déjà vus, et notamment dans l’Intérieur à boîte à violon (1918-1919) ci-dessous.

Intérieur à la boîte à violon, 1918-1919

Le bleu outremer, le vert émeraude (présents tous deux dans La danse et La musique), le noir profond dont usait le peintre au début de la guerre (dans Les marocains notamment), et on observe particulièrement dans les tableaux de cette époque un souci de représentation de la scène par les yeux du sujet-peintre, comme si nous voyions nous-mêmes la scène, depuis notre propre hauteur. Le but de Matisse n’est pas/plus de représenter l’impression de la scène, ou l’impression seule de la lumière sur les objets et sur le paysage mais bien de fonder picturalement l’expression de ceux-ci captée par la sensibilité du peintre. C’est le jugement esthétique qui devient l’unique interprète (au sens d’artiste) de la scène représentée. Le tableau devient une vue réelle et nie l’artiste qui joue habituellement un rôle d’intermédiaire, qui incarnait le truchement créateur entre la réalité et le spectateur. L’artiste est son œuvre, telle est la vision de Matisse. Cette position qui consiste à nier l’artiste, on l’observe aisément dans l’Intérieur à la boîte à violon puisque le miroir qu’on distingue ne renvoie aucun reflet. Mais on observe ce phénomène plus puissamment encore dans La leçon de peinture (1919).

La leçon de peinture, 1919

L’artiste, visible sur la gauche, est emmêlé avec sa toile, les traits sont semblables et les tons jaunes sont les mêmes. A première vue, on peine à le remarquer, notre regard est tourné vers la jeune fille, ou vers le miroir qui sont bien plus discernables et riches en couleurs. Cette diversion est à dessein : il faut masquer l’artiste dans l’œuvre et ne retenir que l’expression transfigurée.

Le corps féminin : déconstruction et anatomie (1920-1940)

Matisse a depuis toujours privilégié et préféré le corps féminin parce que plus représentatif, selon lui, de l’humain, de l’humanité comme symbole. Le corps de la femme est toujours central dans ses tableaux. Cette obsession s’exprime particulièrement à partir des années 1920 durant lesquelles il représente spécifiquement des femmes souvent entourées de motifs ornementaux très chargés qui oppressent le spectateur et le forcent à porter son attention sur la femme et sur son corps. Dans Odalisque au pantalon rouge (ci-dessous), on remarque l’effervescence des motifs baroques qui accentue l’écrasement qu’on ressent lorsqu’on regarde cette femme allongée. Le délassement devient fatigue lorsqu’on s’y attarde tant la multitude de détails et de couleurs encerclent la rétine.

Odalisque au pantalon rouge, 1924-1925

Le choix de la couleur rouge pour le pantalon (rappelée dans le titre du tableau) amène le spectateur à se concentrer (ne serait-ce qu’inconsciemment) sur son corps. Trois ans plus tard, Matisse représente à nouveau des odalisques dans une composition similaire mais qui représente plus précisément le corps féminin. La composition présente deux femmes, l’une vêtue, l’autre nue. La première femme est noyée dans la surcharge de motifs (typique de cette période) et met plus encore en avant le corps de la deuxième femme, nu.

Deux odalisques dont l’une dévêtue, fond ornemental et échiquier, 1928

Le corps féminin aimé sera repensé fondamentalement par Matisse dans la décennie qui suit. Comment représenter fidèlement l’expression du corps humain ? La figure érotique de la femme est une allégorie de l’humanité pour Matisse, un symbole de vitalité. La question se résume donc à : comment représenter l’allégorie ? Le peintre répond par l’abstraction. En 1932, il réalise une peinture murale aux proportions énormes qui reprend le motif de La danse (1909) : c’est en réalisant cette œuvre que lui viennent les réponses à ses questions. Le corps féminin est réductible, comme tout objet, à de simples traits, de plus, pour que l’allégorie prenne tout son sens et ne soit encombrée de détails inutiles, il faut que le sujet remplisse l’intégralité de l’espace pictural et s’étende au-delà. Pour accomplir cette prouesse, Matisse aura l’idée de représenter ses modèles de façon si rapprochée qu’il est impossible d’embrasser l’intégralité du sujet du regard : celui-ci excède les limites du tableau. Il faut dès lors imaginer le sujet en dehors des limites de l’espace pictural, et ceci est rendu possible par le pouvoir de suggestion dont use le peintre.

La danse (Les nymphes), 1932

Lors, la représentation et l’expression du peintre sont révolutionnés. Les toiles qui suivront La danse (Les nymphes) s’inspireront toutes de ce procédé qui permet la sensation de monumental, de grandeur. En 1935, il représente son assistante Lydia Delektorskaya en exagérant ses proportions et en faisant excéder son corps des limites de la toile. L’unité tonale de son corps et l’expression simpliste de ses traits amplifient paradoxalement la grandeur de son expression calme et sereine en plus ses dimensions.

Grand nu couché (Nu rose), 1935

Les motifs qui entourent le corps sont de plus en plus abstraits et empêchent l’attention du spectateur de s’attarder sur autre chose que le corps du sujet. L’amplitude octroyé par la démesure des membres représentés trahit l’expression de sensualité et le sentiment de sécurité que le peintre tente de représenter : c’est cela qui le rend joyeux (la joie est tout l’objet de la recherche artistique de Matisse, sujet qu’il représente dès 1905 dans La joie de vivre, l’amour est synonyme de joie pour le peintre : celui-ci parle d’amour entre lui et ses modèles, mais cela signifie seulement « communion »). La joie s’exprime dans la peinture de Matisse par la représentation expressionniste du corps, de la danse, de la musique. Ce dernier thème, déjà représenté en 1910, sera repris dans un tableau de 1939 qui s’impose comme une synthèse du travail de l’artiste.

La musique, 1939

A la fin des années 1930, Matisse revient à des motifs ornementaux et à des couleurs multiples et associées, loin de l’unité mate du Nu rose. Il n’abandonne pas cependant les dimensions monumentales de ses sujets, le noir qui ponctue et rehausse l’éclat des couleurs, la suggestion du corps qui dépasse les frontières picturales (les tableaux marquants de cette période sont La musique ci-dessus, et La blouse romaine ci-dessous).

La blouse romaine, 1940

Abstraction symbolique : explosion du sens (1940-1954)

Au début des années 1940, et jusqu’en 1944, Matisse doit être hospitalisé pour de lourds problèmes de santé. La création artistique s’arrête alors avant de reprendre à la fin de la convalescence du peintre. Fatigué physiquement (et d’une certaine manière artistiquement dans un sens mélioratif) Matisse recherche de nouveaux moyens d’expression simple mais n’abandonne pas la peinture pour autant. A partir de 1944, Matisse usera fréquemment de découpages/collages, technique déjà expérimentée en 1932 lorsqu’il réalisa la peinture murale de La danse (Les nymphes). Il y a dès lors une dissymétrie artistique (entendons ce mot au sujet de la création, de la technique) entre d’une part les œuvres réalisées au pinceau, et les œuvres créées à partir de découpages, peinture à la gouache et collage. Prenons pour exemple deux œuvres de 1947 qui illustrent cet écart.

Polynésie : la mer, 1947
Intérieur rouge, nature morte sur table bleue, 1947

Il n’est nul besoin d’indiquer quelle technique est employée dans chaque tableau, la différence est frappante. S’il est une information importante sur l’œuvre de Matisse à cette époque, c’est que la multitude de couleurs est remplacée par un nombre plus réduit. L’Intérieur rouge ci-dessus fait montre de ceci lorsqu’on regarde la pauvreté matérielle de l’intérieur. Les lignes zébrées noires sont ici pour caractériser l’appartenance à des surfaces humaines, créées de main d’homme: elles se retrouvent sur les murs, sur le sol et sur l’extension extérieure qui semble être un porche. Les lignes donnent ici une forte impression d’espace : les zigzags formant des creux indiquent l’étendue.

L’ordonnancement des éléments picturaux se fait de plus en plus rare : dans Polynésie : la mer, on voit des oiseaux, des poissons, des algues, deux nuances de bleu, c’est tout. Le tableau n’est plus tant une représentation fidèle et ordonnée d’un élément qui décrit la réalité, mais il devient lui-même un symbole, une représentation de l’idée seule en dehors de sa représentation propre.

Cette peinture « conceptuelle » atteint son apogée à partir de 1947. Cette année paraît un ouvrage regroupant plusieurs œuvres de collage de Matisse, le livre est intitulé Jazz. Dans ce livre on trouve des œuvres célèbres comme Icare ci-dessous.

Icare, 1947

Le sujet est réduit une fois encore dans la représentation du peintre. L’abstraction atteint une sorte de maximum entre 1950 et 1954. L’obsession de la forme et de la couleur ne font plus qu’un et se rejoignent dans des compositions sans fioriture, sobres et puissantes. Le sujet devient forme au sens philosophique, il devient eidos (du grec ancien εἶδος qui signifie « forme ») : la représentation délimite spatialement le sujet sans détail, elle en fait un concept, une idée ; et cette idée née de la forme revêt un caractère hautement intelligible. Les tableaux de fin de vie de Matisse sont, à mon sens, les plus sujets à la contemplation. Au-delà de la recherche technique et esthétique du peintre, ses œuvres deviennent objets de pensée riches en interprétations.

Nu bleu IV, 1952

Il semble qu’à sa mort en 1954, Matisse avait découvert le sens profond de son art : dépasser le réel par l’abstraction, dépasser le réel par l’expression. Dépasser le réel enfin en le prolongeant dans l’esprit du spectateur qui lorsqu’il contemple les œuvres de Matisse voit plus loin que le peintre, que les formes et plus loin que les couleurs si chères à cet enfant du nord amoureux du sud.

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