Fiodor Dostoïevski est un écrivain russe né en 1820 et mort en 1881 : ce voyageur du XIXe siècle aura, par son œuvre littéraire monumentale, éveillé les esprits des philosophes et remué la crise existentielle qui paralyse alors la pensée occidentale. L’œuvre de Dostoïevski n’est pas, comme on pourrait l’attendre de n’importe quel écrivain, une affaire de livres, mais c’est l’affaire de l’Homme et de sa misère. Quel espoir l’homme peut-il avoir, lui qui ne construit que de la poussière ? Comment vivre en sachant que cette vie aura une fin ?
Terrifié par la fin, Dostoïevski l’était assurément. Mais cet homme fut probablement un des rares fantômes qui ont peuplé la Terre de leur vivant. Membre du Cercle de Petrachevski, groupe politique opposant à Nicolas Ier, il est arrêté avec plusieurs autres membres en avril 1849, emprisonné, jugé puis condamné à mort. Dostoïevski est alors mené sur la place Semenovski le 22 décembre de la même année afin d’y être fusillé. Posté sur la place, on le met en joue, Dostoïevski s’attend alors à mourir d’une seconde à l’autre. Mais en cet instant, l’empereur Nicolas Ier décide de gracier les prisonniers et commuer leur peine en travaux forcés et en service militaire. Mais dans sa bonté, l’empereur créa un monstre : Dostoïevski est bien mort ce jour-là, l’âme de l’écrivain quitta ce monde en acceptant la mort, ne laissant derrière elle qu’un pantin dévoré par la noirceur et le vice. L’écrivain Dostoïevski est le produit de ce refus de la mort : son existence est une résistance insupportable.
L’œuvre de Dostoïevski sonde le vide laissé par cet événement : ses romans sont une exploration des souterrains (un de ses célèbres romans se nomme Le sous-sol) de l’espèce humaine. Sa critique de l’homme est si précise, si crue, que son œuvre laisse une empreinte violente sur la civilisation occidentale et européenne. Nietzsche lui-même dira qu’il s’agit du seul auteur qui lui ait appris quelque chose en psychologie, et Léon Chestov dira à ce sujet que l’œuvre de Nietzsche se rapproche de celle de Dostoïevski « en ce que leurs œuvres contiennent non pas une réponse mais une question : peuvent-ils encore concevoir quelque espoir, ceux qu’ont repoussé la science et la morale. Autrement dit : la philosophie de la tragédie est-elle possible ? » (Chestov, La philosophie de la tragédie, Dostoïevski et Nietzsche, 1934).
Il est vrai que les deux auteurs partagent un grand nombre de questionnements et d’idées en philosophie : par exemple, Nietzsche affirme que toute pensée systématique manque son objet, c’est-à-dire que les penseurs qui bâtissent des systèmes de pensée (Kant par exemple) appauvrissent leur sujet, et le manquent la plupart du temps ; Dostoïevski n’est pas étranger à une telle conception, puisque chaque personnage qu’il construit se perd dans ses monologues, construisant un édifice de langage en essayant de rationaliser le monde qui l’entoure, mais il détruit chaque fois cet édifice qu’il nomme le « palais de cristal de la raison » (Le sous-sol, 1864).
Dostoïevski affirme que l’homme n’a que deux sources de connaissance à sa disposition : la liberté et la souffrance. Dostoïevski considère la liberté de l’homme au plus haut point, certainement influencé par Kant à ce niveau, comme l’idée la plus haute de la raison pure, la clé de voûte de cet édifice : « si jamais la Critique de la raison pure fut écrite, c’est chez Dostoïevski qu’il faut aller la chercher […] Chez Dostoïevski, les sciences positives ne jugent pas la métaphysique ; c’est au contraire la métaphysique qui juge les sciences positives » (Chestov, Ibid.). La métaphysique comme fondement des sciences, voilà une idée plaisante pour un philosophe kantien.
Dans L’homme révolté (1951), Albert Camus remarque que le personnage d’Ivan Karamazov (Les frères Karamazov, 1880) est l’archétype du nihilisme contemporain. C’est le révolté qui refuse les conséquences de la mort de Dieu (Nietzsche, Gai savoir, §125), c’est-à-dire l’absurdité de l’existence, et affronte le monde dans cette absurdité. Le roman de Dostoïevski fait le procès du réel et du monde dans leur amoralité :
« […] si tu étais l’architecte des destinées humaines et que tu désirais bâtir un monde dans lequel l’humanité trouverait finalement le bonheur, le calme et la paix, entreprendrais-tu cette œuvre, sachant qu’elle ne pourrait être réalisée qu’au prix de la souffrance, ne fût-ce que d’un seul petit être innocent, de cet enfant par exemple, qui se frappait la poitrine à coups de poing ? Si l’édifice ne pouvait être bâti que sur les larmes inexpiées de cette petite, si c’était une nécessité inéluctable sans laquelle le but ne pourrait être atteint, consentirais-tu encore à être l’architecte de l’univers dans de telles conditions ? » (Les frères Karamazov, ch. 5, “Pro et contra”).
A cet extrait du monologue, Camus répond que l’entreprise que bâtit Ivan Karamazov, et que décrit Dostoïevski est la marque même de la révolte (concept camusien), il répond :
« […] à partir du moment où la révolution métaphysique s’étendra du moral au politique, une nouvelle entreprise d’une portée incalculable commencera, née elle aussi, il faut le remarquer, du même nihilisme […] D’autres viendront, qui, partis de la même négation désespérée, vont exiger l’empire du monde […] » (L’homme révolté, Camus)
L’approche postformaliste de Mikhaïl Bakhtine (La poétique de Dostoïevski, 1963) a fourni des éclaircissements intéressants quant à l’œuvre de Dostoïevski : l’expression métaphysique de la liberté dans le roman dostoïevskien passe par la polyphonie, qui est la clé de l’analyse structurale de son œuvre. Les personnages du roman dostoïevskien sont radicalement libres et autonomes par rapport aux autres personnages et par rapport à l’auteur lui-même. C’est la pluralité de voix autonomes (polyphonie) qui fonde le roman de Dostoïevski. Au-delà des individualités, les personnages sont de multiples prismes qui influent une certaine vision du monde : ils sont des mondes subjectifs à part entière, des fenêtres ouvertes sur un même sujet, mais toutes infiniment profondes et diverses. Bakhtine refuse l’idée que les personnages sont l’expression de l’auteur : il défend au contraire qu’ils sont des expressions autonomes, des monades romanesques. Bakhtine associe l’œuvre de Dostoïevski à celle de Dante dans la coexistence d’une multiplicité de plans antinomiques : c’est cette multiplicité qui est l’expression romanesque de Dostoïevski, la confrontation des autonomies est le produit de la richesse de l’œuvre.
Permettre cette multiplication polyphonique dans le roman, c’est l’expression de cet homme brisé, creux, mort à demi. Cet homme qui accueille en son sein les expressions les plus diverses et qui les pétrit afin de créer des entités autonomes d’une profondeur infinie. Dostoïevski est l’incarné de la métaphysique qui se produit et se reproduit en lui en donnant naissance à ses personnages, produits découpés de l’homme occidental en deuil de Dieu.