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Le temps désigne d’abord une période à travers laquelle se succèdent événements antérieurs et postérieurs, le temps est en ce sens une succession de moments. Cette conception du temps-intervalle dans la succession des moments est ancienne, on la retrouve chez Platon en Timée, 22d : « καὶ διὰ μακρῶν χρόνων γιγνομένη τῶν ἐπὶ γῆς πυρὶ πολλῷ φθορά »1 : Socrate nomme lui-même le temps comme intervalle (γιγνομένη). Le temps intervalle, en plus d’être succession de moments, est une île bordée des instants vécus et des instants futurs, des instants que nous avons aimés ou soufferts et des instants potentiels. Cette conception temporelle peut se voir octroyer une dimension morale en ce sens : « Le regret qu’ont les hommes du mauvais emploi du temps qu’ils ont déjà vécu ne les conduit pas toujours à faire meilleur usage de celui qui leur reste à vivre » (La Bruyère, Caractères, XI). Le temps-intervalle est le temps de l’action, le temps qui modèle l’instant futur et fige l’instant passé. Lorsqu’on élargit ce temps-intervalle, on distingue la notion d’époque, de période de temps, les périodes historiques par exemple. La limite de cette définition proprement humaine est que le temps conçu est d’abord le temps vécu, c’est en pensant notre temps terrestre que nous construisons notre personne. Le temps humain est la cause de sa maturité, et cette conception-ci est certainement issue d’un contre-sens qui s’est opéré au VIe siècle entre les termes grecs Χρόνος (« Chronos », ou Saturne pour les romains, le Dieu du temps mais aussi de l’accomplissement et du germe) et Κρόνος (« Kronos », le temps en lui-même) : la maturité représente l’accomplissement de l’homme dans le temps, dans sa durée humaine. 

Néanmoins la conception du temps comme intervalle doit être remise en cause par une opération simple : il est impossible de figer le temps, puisque le futur devient continuellement présent qui devient à son tour passé, etc. Le temps est le mouvant, le changement continuel et continu de l’instant qui ne se fixe jamais, comme une cascade ne cesse jamais sa précipitation. Ce temps continu jaillit en l’homme sans n’être jamais arrêté, c’est pour cela qu’on peut opposer le temps à l’éternité. L’éternité est, contrairement au temps, un concept fixe, invariant. Cette opposition, nombre de philosophes l’ont remarquée : « L’étendue créée est à l’immensité divine ce que le temps est à l’éternité » (Malebranche, Entretiens sur la métaphysique, VIII, 4). Figer le temps est un fantasme qui échappe à l’homme dans son accomplissement car, comme le dit Bergson : « [L’intelligence] répugne au fluent et solidifie tout ce qu’elle touche. Nous ne pensons pas le temps réel ; mais nous le vivons, parce que la vie déborde l’intelligence » (L’évolution créatrice, Ch. 1). Puisque notre esprit ne raisonne – et ne résonne – que dans l’instant, il fige continuellement des moments de la vie, c’est pourquoi il n’a pas l’idée du temps réel qui n’est jamais fixé. De la même façon qu’on se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, le cours du temps glisse sur l’homme qui n’appréhende jamais deux instants parfaitement identiques. Cependant, puisque l’homme fixe des moments dans les temps, comme s’il traçait des segments de droite, il nourrit un rapport au temps fonctionnant selon trois modes : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. […] Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente » (Saint Augustin, Les confessions, XI). L’homme fige donc le temps dans l’intuition directe, s’en souvient par la mémoire, ce qui est aussi une fixation du temps, et appréhende son avenir dans l’attente, ce qui est une fixation dans l’appréhension de moments particuliers. Mais il nous faut enfin considérer le temps dans sa globalité, c’est-à-dire l’idée de temps, le temps comme concept qui s’oppose, ou plutôt se surajoute à l’espace comme quatrième dimension de l’existence. Mais le temps comme concept existe-t-il en lui-même ou n’est-il qu’une représentation de l’esprit ? Ici les avis divergent. On peut le considérer, à la manière de Newton, comme un concept qui se supporte lui-même et qui existe nécessairement comme une donnée quantifiable et comme concept en-soi ; ou bien comme Einstein de considérer le temps comme indissociable de l’espace, c’est-à-dire considérer un temps fluctuant et sujet aux variations de l’espace-temps : c’est considérer un temps relatif (d’où la théorie de la relativité générale). Einstein avait à ce titre une citation célèbre : « Wenn man mit dem Mädchen, das man liebt, zwei Stunden zusammensitzt, denkt man, es ist nur eine Minute; wenn man aber nur eine Minute auf einem heißen Ofen sitzt, denkt man, es sind zwei Stunden – das ist die Relativität »2 ; le temps n’est pas quelque chose de fixe, c’est une variation relative à son milieu (le temps ne s’écoule pas de la même façon sur Terre que sur Pluton par exemple). Mais si nous décidons de ne considérer le temps comme n’existant que dans la pensée, nous trouvons aussi des conclusions convaincantes et dignes d’intérêt. Dans la perspective kantienne, le temps est une condition a priori de toutes nos représentations, le temps est condition interne à l’intuition qui nous permet d’appréhender le divers de la sensibilité : « Die Zeit ist eine nothwendige Vorstellung, die allen Anschauungen zum Grunde liegt… Verschiedene Zeiten sind nur Theile eben derselben Zeit… Die Unendlichkeit der Zeit bedeutet nichts weiter als dass alle bestimmte Grösse der Zeit nur durch Einschränkungen einer einigen zum Grunde liegenden Zeit, möglich sei »3 (Critique de la raison pure, « Esthétique transcendantale », §4).


1« il peut, à de longs intervalles de temps, arriver des catastrophes où tout ce qui se trouve sur la terre est détruit par le feu »

2« Si vous restez assis avec la fille que vous aimez pendant deux heures, vous pensez que cela ne dure qu’une minute ; mais si vous restez assis sur un poêle chaud pendant une minute, vous pensez que cela dure deux heures – c’est cela la relativité »

3« Le temps est une représentation nécessaire, qui s’étend à la base de toutes les intuitions… Des temps différents ne sont que des parties d’un seul et même temps… Dire que le temps est infini veut dire seulement que toute grandeur déterminée de temps n’est possible que par la limitation d’un temps unique qui en est la base sous-jacente »

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