Par les yeux de Racine

Quelle est l’importance du regard pour Racine ? A travers ses tragédies, le dramaturge peint les occasions multiples des regards, les yeux se croisent, se fuient. La difficulté du point de vue tient à l’aspect théâtral : la mise en scène n’est pas du fait du dramaturge, et dans le cas de Racine, la mise en scène est particulièrement libre, eût égard au nombre de didascalies, quasi-inexistantes. Mais il nous faut fonder ce regard, ces yeux hallucinés des personnages raciniens, véritables monuments : par quelle perspective ces personnages sont-ils au monde ? Si les personnages cornéliens échangent des regards glorieux, des alliances à la grandeur du monde dirons-nous, le regard racinien est un regard fuyant, honteux. Jean Starobinski note : “Chez Racine, […] le regard ne cesse de trahir l’insatisfaction et le ressentiment” (L’œil vivant, Starobinski). Le regard racinien est comparable au Destin grec, il est la condamnation des personnages qui n’ont de cesse de le fuir.

Nous mentionnions la rareté des didascalies plus tôt, mais cette absence n’est pas anodine : la rareté des mouvements tend à nier l’importance réelle du corps et à accentuer l’importance des regards, fenêtres des âmes mélangées à travers le dialogue. Le regard est alors investi d’une importance monumentale : il s’alourdit et fait peser son poids sur le récepteur, il l’accuse de son importance et de sa gravité.

“Chargés d’un feu secret, vos yeux s’appesantissent” (Phèdre, I, 1)

L’importance du regard est l’ultime résistance à la négation du corporel chez Racine : ce poids du regard est un poids charnel, convoitant et réificateur. Léo Spitzer remarquait dans Linguistics and Literary history (1949) l’importance du verbe “voir” chez Racine qui est investi d’un rôle ambivalent : parfois la vue est une prise, une saisie épistémologique de la connaissance de l’objet contemplé, vu ; mais d’un autre côté, la vue est parfois l’expression d’un regard-passion, enflammé, le signe violent d’une convoitise brulante. Starobinski ajoute : “Le verbe voir, chez Racine, contient ce battement sémantique entre le trouble et la clarté, entre le savoir et l’égarement” (Ibid.).

Mais le regard racinien n’est pas un simple échange : il est aussi rappelé et anticipé. Andromaque revoit Hector en son fils Astyanax (Andromaque, 1667), dans un rêve, Athalie voit le passé (mort de Jézabel) et l’avenir (sa propre mort) (Athalie, 1691). Mais le regard racinien ne porte donc aucun objet qui ne soit orienté vers une conscience, le regard cherche un regard. Mais du fait que le regard cherche un regard, il s’ensuit qu’une conscience cherche une autre conscience, et acceptant l’existence de l’autre conscience, la conscience première se sait regardée. Le regard de l’autre nous révèle notre être-au-monde : d’une certaine façon, les tragédies de Racine sont existentialistes. Mais pour être révélé à un autre regard, et pour avoir la possibilité du regard, il faut un espace de vision : c’est pour cela que le Jour est le lieu de la pureté, de la vergogne (je sais que je suis vu). C’est le Jour enfin que Phèdre croit insulter dans ses dernières paroles :

“Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage
Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;
Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,
Rend au jour qu’ils souillaient toute sa pureté.”
(Phèdre, V, 7)

A la différence du Jour, la Nuit est le lieu de l’invisible, de la tentation et de l’inconnu. Mais si la Nuit est le lieu d’une si mince retenue, elle est le théâtre de l’horreur, des visions fantasmées et cauchemardées :

“C’était pendant l’horreur d’une profonde nuit.” (Athalie, II, 5)

Le regard est aussi bien condamnable, ainsi Racine relate dans sa correspondance un élément d’importance quant à la compréhension de ses écrits : ” J’allais voir le feu de joie qu’un homme de ma connaissance avait entrepris […] Il y avait tout autour de moi des visages qu’on voyait à la lueur des fusées, et dont vous auriez bien eu autant de peine à vous défendre que j’en avais […] Mais pour moi, je n’avais garde d’y penser ; je ne les regardais pas même en sûreté ; j’étais en la compagnie d’un révérend père de ce chapitre, qui n’aimait point fort à rire” (Lettres d’Uzès, 1661-1662). Dans cette Nuit encore sujette aux passions de l’homme, Racine s’aventure à la façon de ses personnages prochains, mais son propre regard, avant même d’en croiser un nouveau, est surveillé, regardé par le prêtre qui l’accompagne. Cette perspective du regard regardé, Racine la transmet :

“ACOMAT
[…] La sultane éperdue N’eut plus d’autres désirs que celui de sa vue.

OSMIN
Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d’invincibles remparts ?” (Bajazet, I, 1)

Mais on ne saurait oublier cet autre passage de Britannicus, lorsque Néron aperçoit Junie pour la première fois, que son regard accroche les yeux de la femme convoitée sans que ceux-ci ne se retournent vers le voyeur :

“Triste, levant au ciel ses yeux mouillés de larmes,
Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes”
(Britannicus, II, 2)

Mais le regard est si lourd pour Racine, il porte en lui tant de significations que le langage ne fait qu’effleurer, que parfois il est le lieu d’une condamnation : Roxane mérite la mort pour avoir vu Bajazet, ou Phèdre qui se sent démunie de son corps et de ses facultés pour un regard porté à Hippolyte.

“Athènes me montra mon superbe ennemi.
Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue ;
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue ;
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler ;”
(Phèdre, I, 3)

A la question de l’importance d’un tel regard, certaines lignes de Bossuet sont d’un éclaircissement limpide : “N’attachez pas vos yeux sur un objet qui leur plaît, et songez que David périt par un coup d’œil” (Traité de la concupiscence, XXXI). Le regard de Phèdre éteint le monde pour elle : le regard de Phèdre se fait Nuit, elle sombre dans l’horreur et dans l’inconnu racinien. Et puisque dans la Nuit tragique de Racine doit s’embraser le feu de joie qu’il vit dans sa jeunesse, la flamme hideuse illumine la Nuit intérieure de sa lumière :

“Je voulais en mourant prendre soin de ma gloire,
Et dérober au jour une flamme si noire.” (Phèdre, I, 3)

Le regard dans sa toute-puissance et dans son expression extrême est un regard charnel, disions-nous, et le regard charnel ne veut qu’une chose : posséder l’autre dans son regard, exister pour l’autre et être considéré, être vu. Lorsque le regard convoité échappe à l’emprise du regard désirant, ce dernier se laisse aller à la violence : si le regard se dérobe par liberté, c’est par la contrainte que le désir parviendra à son assouvissement. Le résultat d’une telle violence fait couler le sang du regard : ce sont les larmes de Junie qui se dérobe à Néron.

Cette omniprésence du regard et son importance dans l’œuvre de Racine peut être conçue comme un archétype du regard de Dieu sur l’homme : lorsqu’il se pose sur le mortel, il n’y voit que péchés. C’est pour cela que les regards raciniens sont si emprunts d’accusations, de remords, de culpabilité. Mais au-delà du divin, il y a un regard extérieur qui harmonise ce chaos : c’est le regard du poète qui est le fondateur de la catharsis. C’est par le regard du poète que le sens est donné aux regards des personnages, mais aussi au jeu de regard des spectateurs (n’oublions pas que nous sommes au théâtre). Finissons cette étude par cette phrase de Starobinski :

“Nous sommes au théâtre et non pas au tribunal de Dieu. – Le théâtre dont l’existence est un scandale, puisque le poète et les spectateurs usurpent le regard surplombant du Juge et prétendent à leur tour dominer et juger” (Ibid.)