Note sur Proust (bergsonisme et phénoménologie).
Que La recherche soit le creuset d’un savoir nombreux et complet, tout lecteur s’accorde à le dire, ou a minima à le secrètement penser. Il est d’usage, en tant qu’héritiers du XXe siècle et de son abondante critique littéraire, de considérer que l’œuvre de Bergson présente une clé de compréhension privilégiée afin d’entrer dans l’édifice littéraire proustien. Très tôt, nombreux furent les lecteurs intéressés par un tel rapprochement – tant celui-ci paraît évident. Dans les années trente, la critique littéraire s’est employée à démontrer sa pertinence, et Bergson lui-même s’en était amusé semble-t-il. En 1932, Charles Blondel publie La psychographie de Marcel Proust, ouvrage dans lequel le lien entre Proust et Bergson est fortement tracé – à tout le moins d’un point de vue psychologique. S’en était suivie une correspondance entre le psychologue et Bergson, au sein de laquelle nous pouvons lire ce dernier affirmer : « Sur les rapports qu’il peut y avoir entre le “Proustisme” et le “Bergsonisme”, il me semble que vous avez trouvé la note juste »[1]. Toutefois, Bergson ne laissait pas d’éprouver une certaine retenue à l’égard de ce rapport philosophico-littéraire, et cela devient d’autant plus intéressant et profond lorsqu’on considère que Proust lui-même pouvait s’en agacer : « C’est peut-être, à la réflexion, ce sens spécial qui m’a quelquefois fait rencontrer – puisqu’on le dit – Bergson, car il n’y a pas eu, pour autant que je peux m’en rendre compte, suggestion directe. »[2] Pourtant, le psychologisme moderne s’est attaché à démontrer (le livre de Charles Blondel en est un exemple saisissant) que les conceptions de Proust et de Bergson rapportées à la mémoire étaient plus que similaires. Est-ce pourtant une raison de les assimiler ?
La critique phénoménologique contemporaine a longuement interrogé les deux auteurs, séparément mais aussi dans l’antédiluvien rapport qui semblait les unir ; et cette critique phénoménologique pourrait être cristallisée par l’influence de Maurice-Merleau-Ponty – et de sa redécouverte influencée en grande partie par l’œuvre de Renaud Barbaras[3] qui parfois associe ce dernier avec Bergson. Pour revenir à la relation première, Proust et Bergson s’unissent en première instance autour du concept de mémoire, de la réminiscence, qui entretient un lien avec l’expérience mondaine. Mais il faut immédiatement instaurer une différence conceptuelle entre la mémoire bergsonienne et proustienne : la première est processuelle et s’établit en lien avec un temps-vécu et continué, en lien avec une durée, avec une habitude, tandis que la seconde est événementielle, elle brise spontanément la continuité existentielle par l’instauration d’une présence ontologique (bien que le point de départ soit ontique) – c’est pourquoi il est habituel de parler d’épisode de mémoire involontaire. En outre, il faut comprendre, comme dit plus haut, que tout expérience mémorielle est corrélée à une expérience passée à laquelle elle se rapporte, et qu’elle lie à un présent-vécu.
S’il est une chose commune à Proust, Bergson et Merleau-Ponty, c’est que l’expérience est une énigme. Elle est d’autant plus énigmatique qu’elle semble se donner intégralement au sujet qui la perçoit, et pourtant ce dernier ne faillit jamais à la manquer dans cette totalité. Cette expérience traverse La Recherche, et il n’est nul besoin de s’aventurer bien loin pour tomber sur ce premier contact marquant qu’est l’épisode du « buisson d’aubépines ». Le narrateur face au végétal se rend muet, fasciné et intrigué par un ensemble de détails et de perceptions qui, au lieu de s’accorder entre elles, paraissent brouiller toute perception unitaire et intelligible. La totalité du buisson s’échappe tout à fait en son sens profond.
« J’avais beau rester devant les aubépines à respirer, à porter devant ma pensée qui ne savait ce qu’elle devait en faire, à perdre, à retrouver leur invisible et fixe odeur, à m’unir au rythme que jetaient leurs fleurs […] comme des intervalles musicaux, elles m’offraient indéfiniment le même charme avec une profusion inépuisable […] »[4]
Il y a donc un contact initial d’une profondeur inégalée – avec le monde, et dont la complexité va croissante, embrumant la vision du narrateur de mal en pis, ce qui le fait retomber déçu sur un mystère qu’il n’a pas su démêler : « sans me le laisser approfondir davantage, comme ces mélodies qu’on rejoue cent fois de suite sans descendre plus avant dans leur secret. »[5] Toute La Recherche semble s’être abîmée ici, au cœur de cette interrogation perceptive sur la distance qui oppose l’œil du narrateur aux impressions mondaines, qui s’établit dans la distance qui le rapporte à l’immédiat, et au sein de laquelle il croit percevoir l’originaire. L’expérience proustienne telle que nous la décrivons paraît d’une proximité saisissante avec la critique phénoménologique que nous évoquions ; en particulier lorsque nous rappelons la phrase husserlienne : « c’est l’expérience pure et, pour ainsi dire, muette encore, qu’il s’agit d’amener à l’expression pure de son propre sens »[6]. Car l’expérience propose une quête qui s’établit nécessairement dans cette distance, comme un chemin vers l’essence, vers l’être de ce qui nous est donné. Cette initiation, cette quête, est inscrite dans le projet proustien, puisque l’auteur figure dans son narrateur l’errance du rapport au monde, qui n’est que vague et mystérieux, qui se cristallisera et délivrera son sens à la fin du roman, révélant secondement le sens même de la vie de l’écrivain comme écrivain.
Il y a donc, au sein du multiple de l’expérience, une volonté d’unité, un besoin d’unité. Besoin qui n’est pas très éloigné du projet bergsonien, car comme le remarque Merleau-Ponty, la pensée de Bergson présente « un horizon dont nous sommes déjà loin, une indivision primordiale et perdue, une unité que les contradictions de l’univers développent, nient et expriment à leur manière. »[7] Mais comment atteindre une unité dans cette distance, une unité qui serait ici unifiante, supprimant la distance du sujet et de l’objet ? C’est là une question qui écartèle la pensée proustienne entre deux pensées d’ores-et-déjà nommées : entre bergsonisme et phénoménologie. Deux chemins qui se rapprochent et s’entrecroisent au carrefour d’une acception fondamentale selon laquelle l’immédiat cache et dissimule : il y a un mensonge premier de la réalité qui se grime et joue de ses charmes pour éloigner le spectateur de son cœur. Toute vision première, comme l’éclat des aubépines, offre trop, rend muet ; et elle-même hurle sa réalité au point d’en être inaudible. Mais cette énigme exige une recherche, un chemin disions-nous. Il s’agit de rejoindre, non sans peine, le cœur de ce qui est esquissé en guise de brouillon, ce cœur caché à l’œil. Toutefois, comment y parvenir si l’expérience habituelle du monde n’admet aucune proximité ? Là-dessus, il semble que l’initiative de Bergson, corrélative de sa pensée, marque le tournant nécessité dans cette quête : il s’agit « d’inverser la direction habituelle du travail de pensée. »[8] Autrement dit, il convient de retourner l’habitude du regard et l’habitude de la réflexion qui tendent à intelliger l’objet, ce qui revient à ne le considérer que « du dehors », comme une réalité vis-à-vis de laquelle nous n’avons nulle prise, avec laquelle nous ne coïncidons pas. L’intelligence telle que définie par Bergson nous ouvre à un rapport de donation qui affirme la relativité de l’objet au donataire, ce qui est une façon de refuser au premier un statut ontologique absolu – c’est-à-dire complet et singulier. L’intelligence croit lever un voile qu’elle ne fait que remplacer par un autre. Bergson l’affirme, les métaphysiciens ont cru dénouer le pli du monde en l’enfermant dans un système : mais une telle voie ne permet pas d’accéder à l’intimité de l’objet. Il y a un aveuglement certain dans l’affirmation selon laquelle il est possible d’exprimer une vérité fixe sur telle réalité qui, elle, ne peut échapper au mouvement qui l’entraîne. Il en va de même pour la conscience qui se fourvoie par l’intelligence, tant qu’elle pense atteindre telle essence du réel. Que le narrateur tente de rationaliser intelligemment la sensation épiphanique qu’il ressent devant les aubépines ne met en relief que son incapacité à la comprendre. Il nous faut rendre aux objets leur empire, et si l’intelligence n’en est point capable, une autre faculté devra s’en charger. C’est là qu’émerge, selon Bergson, le rôle tout indiqué de l’intuition :
« Ainsi, à une donation de la réalité qui est relative à nous, c’est-à-dire à ce qui est anthropologiquement déterminé et qu’il résume sous le terme d’intelligence, Bergson oppose l’intuition, qui passe en quelque sorte à travers le plan symbolique et analytique pour rejoindre l’objet tel qu’il est en lui-même, bref, un absolu. Connaissance symbolique et métaphysique, intelligence et intuition se distinguent donc comme une donation de l’objet selon nous-mêmes d’une donation de l’objet selon lui-même. »[9]
Plutôt que d’envisager l’objet comme relatif, dans sa distance avec nous, il convient de nous en rapprocher par l’intuition qui cherche l’objet tel qu’il est en lui-même, avec lequel il nous faut sympathiser. Or, est-il si simple de supprimer la distance du sujet et de l’objet ? C’est ici que s’imprime une différence fondamentale avec la phénoménologie, et Proust incarne l’hésitation entre la première et la deuxième tendance. Si Bergson considère que l’intuition est la faculté qui permet de déjouer la distance et permettre – en quelque sorte – une coïncidence avec l’objet, la phénoménologie d’influence husserlienne pense au contraire que la distance ne peut être déjouée puisqu’elle constitue l’objet tel qu’il se donne en son apparaître. Et s’il semble que le bergsonisme convient mieux à l’analyse de La Recherche, il convient de montrer qu’une telle vue est souvent déjouée par le texte. La recherche du narrateur s’inscrit dans cette distance, puisque le narrateur est désirant et que ce désir se trace au fil de la distance : tout objet désiré est ainsi posé à l’écart, dans le lointain, sur un horizon qu’il n’a de cesse de vouloir atteindre. L’intérêt du désir est qu’il n’est pas un besoin, et qu’il en excède les limites : le besoin disparaît une fois assouvi, mais le désir est toujours désir de l’inatteignable. Même lorsqu’il semble qu’un désir a été comblé, ce dernier paraît emporter une partie de ce qu’il promettait, ce qui pousse le désirant à toujours plus désirer. Le narrateur proustien est en marche sur le chemin du désir, les yeux rivés sur ses pensées disait le poète, visant on ne sait quel horizon sur lequel se détachent les formes qu’il aime déjà :
« On a vu une femme, simple image dans le décor de la vie, comme Albertine profilée sur la mer, et puis cette image, on peut la détacher, la mettre près de soi, et voir peu à peu son volume, ses couleurs, comme si on l’avait fait passer derrière les verres d’un stéréoscope. C’est pour cela que les femmes un peu difficiles, qu’on ne possède pas tout de suite, dont on ne sait même pas tout de suite qu’on pourra jamais les posséder, sont les seules intéressantes. »[10]
L’image « détachable » d’Albertine, celle qu’on peut approcher de soi, mettre près de son cœur, n’est cependant jamais assimilable, si par assimilation nous comprenons « coïncidence ». Du spectateur à l’image, il y a une distance qui ne saurait être résorbée : la distance est nécessaire à l’apparition pour le sujet. Toute l’expérience phénoménologique peut être ici définie : l’image est une esquisse qui exprime la totalité de l’expérience. Le bergsonisme ne souscrirait pas à une telle affirmation. Bergson a, lui aussi, pensé la perception comme une distance nécessaire, puisqu’il faut qu’elle ne soit pas nous – et non pas en nous – pour que nous puissions la percevoir. Mais cette distance est inhérente à une scission, à un schisme avec le sujet de l’expérience. Objet et sujet sont absolument et continument séparés. Cette séparation n’a pas valeur d’absolu en phénoménologie, c’est pourquoi il conviendrait d’en rapprocher le texte proustien. La distance et l’esquisse sont autant de concepts phénoménologiques qui figurent une totalité, qui ouvrent le monde pour le sujet. La distance est corrélative de l’expérience, elle peut être accentuée ou diminuée à l’envi, jamais résorbée, jamais annulée. La distance est nécessaire au voir, la distance est la condition de possibilité de la perception du monde par le sujet : il n’y a de perception et d’image que dans la distance. Nous touchons là à un concept fondamental de la phénoménologie (husserlienne) qui convient tout à fait à l’analyse de La Recherche : l’a priori universel de corrélation. Il ne peut y avoir d’expression, de représentation ou de perception que dans l’espace de corrélation qui unit le sujet au monde : c’est en ce sens que le personnage d’Albertine, détachée sur le paysage de la mer, est immédiatement proche du narrateur dans cette corrélation. Elle n’est qu’une « simple image dans le décor de la vie », lointaine mais si proche.
Que dire de Bergson dans ce cadre, comment analyser ce passage ? L’expérience du narrateur semble tout à fait concomitante de l’expérience de la durée telle que décrite par Bergson. L’expérience intégrale du sujet, l’être auquel il se rapporte n’est plus pensée comme immuable et immobile : l’expérience n’est jamais monolithique, on remarque sans peine que nos perceptions ne sont pas uniformes et peuvent varier au cours du temps. Mais le concept de temps que nous invoquons semble lui-même trop statufié : le temps est temps de toute éternité, il n’admet aucune différence, il est identique à lui-même. En un sens, il semble que le temps « parle mal » du temps, selon Bergson : il faut lui substituer le concept de « durée ». Contrairement au temps, la durée a l’avantage de durer. Le spectateur ne fait l’expérience des objets que dans l’expérience de cette durée : le spectateur dure et l’objet qu’il perçoit dure, et c’est dans la coïncidence de ces durées qu’une connaissance est possible. La coïncidence des durées est sympathie : se connaître soi-même « du dedans » est coïncidence, mais connaître du dehors, connaître les objets, c’est entrer en sympathie avec eux. Sur ce point, il semble que Bergson se rapproche dangereusement de la pensée phénoménologique, et Merleau-Ponty note : « c’est parce que je suis pris dans ma durée que je la sais comme personne, c’est parce qu’elle me déborde que j’en ai une expérience que l’on ne saurait concevoir plus étroite ni plus proche. Le savoir absolu n’est pas un survol, il est inhérence. »[11] La durée est plurielle, les durées s’appellent les unes les autres dans ce jeu de renvoi perpétuel[12], telle est l’être de la perception. Lorsque le narrateur détache l’image d’Albertine, qu’il la transporte auprès de lui, il semble que nous puissions parler d’une entrée en sympathie : le narrateur sympathise avec la durée de son objet, il s’accorde à l’orchestre du monde. C’est la sympathie des durées, c’est cette relation étroite qui est le matériau de la mémoire, en dernière analyse.
C’est seulement l’entrée en sympathie par l’intuition qui permet un épisode de mémoire clair et distinct. Or ce souvenir sera lié à l’intuition et non à l’intelligence, différence fondamentale chez Bergson : la mémoire de l’intelligence doit désigner l’effort de mémoire, lorsque nous tentons volontairement de nous souvenir, tandis que la mémoire de l’intuition désignera l’épisode de mémoire involontaire, central dans La Recherche. La mémoire involontaire ouvre une durée au sein de la durée, ou plutôt réactive une durée passée et sommeillante. Le premier type de mémoire proustienne, la mémoire volontaire reposant sur l’intelligence, ne permet qu’une vision dégradée du souvenir, une perception étroite et opaque. Pour la définir, Proust parle d’un « pan lumineux découpé au milieu d’indistinctes ténèbres. »[13] Comme un éclair, le souvenir volontaire illumine indistinctement et sans contours, puis s’évanouit aussi rapidement qu’il a surgi. A l’inverse, la mémoire involontaire déploie tout un monde de signification, « ouvre un monde » pour parler comme un phénoménologue. C’est l’épisode de mémoire involontaire qui est privilégié par l’auteur dans son œuvre, puisque celui-ci est bien plus riche, puisqu’il est plus profond et plus arborescent. Le souvenir involontaire permet de retranscrire et de regénérer de façon quasiment procédurale tout le jeu de renvoi des perceptions, établi dans le temps à l’instant de la confrontation des durées. L’évanouissement de toute perception semble nécessaire à la réactivation, de façon plus profonde encore, de tout l’éventail de ses significations. Lorsque le narrateur goûte la madeleine, c’est tout un monde qui s’étend et se génère, qui s’ouvre en lui : le souvenir suit alors un mouvement d’expansion.
« Et comme dans le jeu où les Japonais s’amusent à tremper dans un bol de porcelaine rempli d’eau, de petits morceaux de papier jusque-là indistincts qui, à peine y sont-ils plongés s’étirent, se contournent, se colorent, se différencient, deviennent des fleurs, des maisons, des personnages consistants et reconnaissables, de même maintenant toutes les fleurs de notre jardin et celles du parc de M. Swann, et les nymphéas de la Vivonne, et les bonnes gens du village et leurs petits logis et l’église, tout Combray et ses environs, tout cela prend forme et solidité, est sorti, ville et jardins, de ma tasse de thé. »[14]
L’énumération d’image exprime cette expansion procédurale qui émerge des sensations. Tout le proustisme se trouve ici ramassé.
L’analyse est donc partagée entre la mémoire volontaire (intelligence) et la mémoire involontaire (intuition). Mais le parallèle avec Bergson (pour l’utilisation des termes intelligence et intuition) n’est pas complet ni parfaitement exact. Le philosophe distingue lui-même deux types de mémoire : la mémoire spontanée et la mémoire de l’habitude[15], la première correspondant à la mémoire involontaire, et la seconde à la mémoire involontaire[16]. Mais il convient de nuancer de tels rapprochements qui ne peuvent jamais être complets. La mémoire de l’habitude, telle que décrite par Bergson, est une mémoire pratique, acquise dans sa chair : personne ne fait l’effort de se rappeler comment marcher tous les matins, puisque « savoir marcher » fait partie de nos acquis au sein de l’habitude. Différemment, chez Proust, la mémoire volontaire, comme l’indique son nom, demande un acte, un effort : c’est l’acte de se souvenir volontairement. Un écart peut déjà se creuser entre le philosophe et l’écrivain ; qui s’accentue lorsqu’on ajoute que, pour Bergson, la mémoire de l’habitude n’a pas trait à l’intelligence, puisqu’aucune réflexion préalable n’est nécessaire en soi pour sa mise en œuvre. Deuxièmement, une différence doit être tracée également entre la mémoire involontaire et la mémoire spontanée. D’un côté, la mémoire involontaire ouvre un monde de signification peu à peu rationalisé par l’intellect en fonction du jeu de renvoi des signes qui y figurent ; et de l’autre, la mémoire spontanée n’est que subie à la façon de l’immersion dans un rêve. On peut comprendre la différence entre les conceptions proustienne et bergsonienne lorsqu’on s’attarde justement sur la conception du rêve chez Proust.
La différence entre le souvenir involontaire et le rêve, chez Proust, tient à l’image rémanente que l’un présente et que l’autre balbutie. Le souvenir ouvre un monde qui s’étend, en expansion, sujet à la rationalisation ; tandis que le rêve s’efface rapidement et ne laisse nul espace d’intelligence à la conscience. On ne comprend pas le monde onirique, mais le monde ouvert par le souvenir est déjà connu et familier :
« Monde du sommeil où la connaissance interne, placée sous la dépendance des troubles de nos organes, accélère le rythme du cœur ou de la respiration, parce qu’une même dose d’effroi, de tristesse, de remords, agit, avec une puissance centuplée si elle est ainsi injectée dans nos veines ; dès que pour y parcourir les artères de la cité souterraine, nous nous sommes embarqués sur les flots noirs de notre propre sang comme sur un Léthé intérieur aux sextuples replis, de grandes figures solennelles nous apparaissent, nous abordent et nous quittent, nous laissant en larmes. »[17]
Le rêve, toutefois crée des associations, est une conscience d’images. Le parallèle tracé dans le rêve proustien est un matériau, un modèle pour un épisode prochain de mémoire involontaire. La simple différence entre l’un et l’autre tient donc à la capacité de rationalisation du monde qui se présente à la conscience. En somme, il semble que le rêve n’a pas la profondeur du souvenir et de ses « saveurs ». Nous utilisons le terme à dessein puisque tout souvenir involontaire, au sein de La Recherche, est provoqué par une sensation, et dans le cas de la madeleine, par le goût. Dans une entrevue accordée au journal Le Temps en novembre 1913, Proust déclare : « Pour moi, la mémoire volontaire, […] est surtout une mémoire de l’intelligence et des yeux. »[18] Ainsi, nous avons d’un côté une mémoire des yeux, la mémoire volontaire au regard embrumé, et de l’autre une mémoire du goût (et des sens) qui ouvre un monde de renvois et de significations. La seconde est évidemment la mémoire involontaire, bien plus riche et bien plus détaillée. Citons ce passage saisissant :
« Et tout d’un coup, le souvenir m’est apparu. Ce goût c’était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray […] quand j’allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m’offrait après l’avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m’avait rien rappelé avant que je n’y eusse goûté ; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d’autres plus récents. »[19]
La mémoire proustienne est donc toute tendue dans cette dualité qui n’est réductible à aucune pensée préexistante.
Les parallèles possibles entre Proust et Bergson ou avec la phénoménologie ne manquent pas d’intérêt mais souvent d’exactitude. Il semble que Proust et Bergson développent deux conceptions fort proches de la mémoire et du temps, mais n’affirmer que cela c’est aussi concéder que nous n’avons lu ni l’un ni l’autre dans le détail. Après avoir ruminé le texte proustien et le texte bergsonien, et armé d’un soupçon de phénoménologie, nous pouvons affirmer que La Recherche développe une pensée singulière. On retrouve bien ici l’hésitation qui fut celle de Proust : la philosophie ou la littérature. Il semble en effet que l’auteur n’a jamais tranché de façon nette, et cela est pour le mieux. A travers ce travail nous avons souhaité jeter les fondations d’une analyse approfondie de la cathédrale proustienne, travail qui doit être continué.
[1] Henri Bergson, Correspondance, Paris, PUF, 2002, p. 1359.
[2] Marcel Proust, Correspondance, t. XXI, Paris, Plon, 1999, p. 77.
[3] Voir à ce sujet : De l’Être et du Phénomène, Grenoble, Jérôme Millon, 1991 ; Vie et Intentionnalité, Paris, Vrin, 2003.
[4] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1987, p. 136.
[5] Idem.
[6] Cité par Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 1968, p. X ; renvoyant à Edmund Husserl, Méditations cartésiennes, Paris, Armand Colin, 1931, p. 33.
[7] Maurice Merleau-Ponty, Résumés de cours au Collège de France (1952-1960), Paris, Gallimard, 1968, p. 110.
[8] H. Bergson, « Introduction à la métaphysique », in Œuvres, PUF, « Ed. du centenaire », 1959, p. 1422.
[9] R. Barbaras, Vie et intentionnalité, Paris, Vrin, 2003, p. 29. Nous soulignons. Nous préférons ce passage plutôt que l’auteur lui-même car il nous semble résumer de façon claire et complète la tension qui oppose intelligence et intuition.
[10] M. Proust, Le côté de Guermantes, op. cit., p. 658.
[11] Maurice Merleau-Ponty, Signes, Gallimard, 1960, p. 231. Nous soulignons.
[12] Il serait tentant d’effectuer un parallèle avec l’élaboration du temps effectuée par Husserl dans ses Leçons sur la conscience intime du temps, entre rétentions et protentions. Nous n’en avons malheureusement ni le temps ni l’espace.
[13] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 43.
[14] Ibid., p. 47.
[15] Cf. Henri Bergson, Matière et mémoire, op. cit., p. 229.
[16] Comme l’indique Floris Delattre (Ruskin et Bergson, de l’intuition esthétique à l’intuition métaphysique, Oxford, Clarendon Press, 1947, p. 80-81) : « Ce que Proust désigne sous le nom de mémoire involontaire et de mémoire volontaire ou intellectuelle, Bergson l’avait appelé, avant lui, mémoire pure ou spontanée d’une part, et mémoire-habitude de l’autre. »
[17] Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, op. cit., p. 44-45. Nous soulignons.
[18] Nous soulignons.
[19] Marcel Proust, Du côté de chez Swann, op. cit., p. 46.