« Nous avons maintenant parcouru le pays de l’entendement pur […] Mais ce pays est une île que la nature enferme dans des limites immuables. » C’est par cette métaphore inimitable qu’Emmanuel Kant débute le troisième chapitre de l’Analytique des principes dans sa Critique de la raison pure. Par cette phrase et dans la suite de la citation, Kant se pose en « navigateur » et entreprend d’aller au-delà de l’entendement, de se risquer « dans cette mer » qui entoure l’île qu’est l’entendement. Cette question même de limites de la raison suppose bien qu’il y aurait un contenu au-delà de la raison et au-delà de ses limites, à supposer qu’elle en ait bien sûr. La notion de limite a une importance d’abord étymologique. Le terme est en effet tiré du latin limes qui désignait des fortifications construites sous l’Empire romain ; le terme a donc logiquement été, par la suite, traduit par « frontière ». Une frontière n’existe et ne tient son existence que parce qu’il est possible de passer outre ; il ne s’agit pas d’une borne, d’un mur. Ainsi de la limite. La limite désigne alors, pour Kant essentiellement (cf. §54 des Prolégomènes), une démarcation pouvant être dépassée, la démarcation entre la fin d’un espace et le début d’un autre, une délimitation de deux champs différents. En ce qui concerne la raison, bien que le terme soit vertigineusement polysémique, l’on peut la désigner comme la faculté par laquelle l’homme connaît, juge et agit. Le terme de « raison » peut comporter certaines subtilités selon l’auteur qui l’utilise et il conviendra donc, à chaque fois que l’on fera appel à un auteur, de brièvement rappeler la définition qu’il a de cette ratio.
Comme nous l’avons évoqué plus haut, le fait même de supposer que l’on puisse poser des limites à la raison nous conduit à penser que celles-ci marquent une délimitation entre deux espaces et que l’espace qui est au-delà de cette raison est donc atteignable mais ce doit bien être dans des conditions très particulières, étant donné que l’on n’y pourrait, selon l’énoncé, pas utiliser la raison. De plus, il ne va pas de soi que la raison a des limites et l’on peut envisager une raison qui serait illimitée, capable de tout connaître, de tout juger et de nous dicter en toutes circonstances la manière d’agir. C’est pourquoi nous chercherons à déterminer non seulement si la raison peut être limitée et si, bien que limitée, celle-ci serait capable de passer outre ces limites.
Il convient donc dans un premier temps de nous poser la question de l’intérêt et de la légitimité des limites que l’on pourrait imposer à la raison. Ensuite, nous pourrions tenter d’envisager l’hypothèse d’une raison illimitée, et de savoir alors ce dont elle serait capable puis, enfin, nous chercherons si synthèse entre une conception rigoureusement limitée de la raison et, à l’inverse, une conception rigoureusement illimitée de celle-ci, serait possible.
L’on part du principe, admis par tous, que la raison a un pouvoir et un pouvoir important, en tant qu’elle est faculté de juger, de connaître et même d’agir. Ce pouvoir, bien qu’important, n’est, s’il est limité, pas souverain. Une raison limitée et donc une raison qui n’est pas souveraine et une raison par conséquent, qui ne peut pas tout. Cette idée de limite suppose alors, comme dit plus haut, que la raison a un champ d’effectivité qui lui est propre. Ce champ d’effectivité peut être, par exemple, celui des objets dont l’on peut faire l’expérience. La raison ne pourrait alors connaître que ce qui lui a d’abord été présenté dans les sens. Cette idée est celle de la Tabula rasa. L’homme serait comme une feuille vierge sur laquelle les expériences viendraient noter leur passage. L’esprit serait donc parfaitement passif face à ce processus de réceptivité. Cette idée marque profondément la philosophie antique d’abord. C’est d’abord Platon qui évoque l’idée, et qui nous dit que la mémoire n’est possible que grâce à ces caractéristique malléable, passive, et purement de la raison que nous pouvons connaître ; simplement, l’essentiel réside dans l’argile qui constitue la tablette et non pas dans ce que l’on y grave. C’est ainsi que dans le De Anima, Aristote se sert de cette idée pour la détourner et compare l’intelligence à une tablette. Quand Aristote parle du noûs, il faut entendre intellect et donc, encore à cette époque-là, raison. C’est de là que viennent les premières théories empiristes, qui constituent bien une véritable limite à la raison. Par la suite, cette idée sera assez largement reprise, notamment par toute la philosophie scolastique.
La raison (l’intellect) ne peut donc pas être souveraine, car elle est fortement limitée, et alors, cette même limite, réduit le champ d’effectivité, comme dit plus haut, à la pure expérience des phénomènes (dans un sens littéral) et des objets. Ce frein posé à la raison est la norme dans tout le Moyen-Age et beaucoup veulent donner des explications diverses à l’idée aristotélicienne que nous venons d’évoquer. Avicenne nous dit par exemple que l’éducation sert à actualiser (au sens aristotélicien), la puissance (au sens aristotélicien également) que constitue la raison, l’intelligence. Il faudrait cependant qu’un intellect patient existât de manière permanente pour qu’un intellect agent vienne graver sur la tablette qu’est l’intellect patient, les différentes conclusions tirées des sens. Il est également pertinent d’évoquer l’influence considérable de s. Thomas d’Aquin, à qui l’on doit notamment la phrase emblématique de la pensée médiévale : « Nihil est in intellectu quod non sit prius in sensu ». Cette idée sera reprise jusqu’à John Locke, figure de l’empirisme, – bien que contredite avant par Descartes – qui expliquera qu’il n’est rien possible de connaître si l’on n’a pas fait l’expérience de la chose. Du fait de la modernité, la tablette qu’est l’intelligence de l’homme pour Aristote est devenu une « feuille blanche ». La raison constitue alors, dans le cas où elle serait limitée, une faculté grandement réprimée et au pouvoir tout à fait limitée. Il faudrait en effet, pour connaître et juger, avoir d’abord eu à faire l’expérience de la chose. Cette même chose nous demeurerait donc absolument inconnue tant que nous n’en avons pas l’expérience.
Ainsi donc, nous avons vu que la raison pouvait comporter des limites, mais que dans ce cas, et selon le processus radical par lequel lui sont imposées ces limites, son pouvoir serait considérablement amoindri. Il s’agit donc, en voyant notre étonnement après l’énonciation de l’hypothèse selon laquelle notre raison ne serait pas souveraine, de nous demander, si une raison illimitée et capable d’absolument tout serait possible.
Il est envisageable, en tout cas, d’imaginer une telle raison. Le simple fait de l’imaginer ne démontrerait-t-il que notre raison est capable de tout ? Il est également possible d’envisager cela, à condition que l’on considère que la raison et l’imagination (au sens lamartinien du terme, c’est-à-dire qui « qui revoit et qui repeint en nous ») ont le même pouvoir. Cependant, cela ne peut pas être vrai, car la raison est bien la faculté de juger et de connaître. Ainsi, nous devons écarter cette idée selon laquelle imaginer une raison illimitée permet de considérer la raison comme illimitée. Une raison illimitée serait très pratique, car elle permettrait de tout connaître et de ne se baser plus que sur des connaissances, en oubliant complètement la foi et le dogmatisme. C’est ici ce qu’ont cherché à faire les philosophes des Lumières : prétendre toute chose et tout concept comme connaissable, pour avoir à se libérer de l’influence et de la prééminence de la religion et des croyances sur la raison. Ces philosophes des Lumières, bien qu’ils soient en opposition avec celui-ci, puisent leur thèse chez Descartes. En effet, Descartes nous dit que la raison (ce qui revient pour lui au bon sens, i. e. à une faculté de juger) est limitée par la « médiocrité de l’esprit » (Discours de la méthode). Cependant, bien que limitée, Descartes développe une vision neuve de la raison. Descartes fait naître le concept d’innéisme, qui revient à dire que nous avons en nous des idées innées, que seul le doute peut nous permettre de connaître. Ainsi, bien que rarement présentée ainsi, la philosophie cartésienne de la connaissance constitue en quelque sorte une illimitation de la raison, celle-ci pouvant alors, grâce à ses idées innées, connaître (au sens le plus puissant du mot) l’idée de Dieu. On peut également évoquer le Cogito cartésien, qui constitue une position complètement idéaliste et qui revient que le sujet se détermine seulement par ce qu’il pense, qu’ainsi il n’a, en quelque sorte, pas besoin des sens, et qu’ainsi sa raison – illimitée – peut tout connaître et tout juger.
Alors, si la raison est illimitée et que l’on peut tout à fait connaître tout ce qui est, sans avoir recours aux sens, mais seulement via la puissance de notre raison, il s’agit de donner un pouvoir absolument souverain à la raison. Dans ce cas, rien ne pourrait résister à la connaissance de la raison. Seulement, si l’on donne à la raison une puissance souveraine et que tout est susceptible d’être connu par cette même raison, les sens ne servent en quelque sorte à rien, et, plus grave encore, le monde n’a pas réellement de substance. En effet, si l’on ne peut pas le connaître par les sens mais par la pure intellection, le monde ne serait qu’une vue de l’esprit et n’aurait pas d’existence immuable et substantielle. C’est précisément ce « système intellectuel du monde » – contre lequel éructe Kant dans la Critique de la raison pure – que fonde Leibniz, l’un des premiers penseurs idéalistes modernes. Pour Leibniz, tout objet est en effet objet de l’intellection pure. Les sens n’ont donc plus aucun rôle à jouer dans la théorie leibnizienne de la connaissance, mais le fait d’avoir enlevé à la raison ces limites lui permet de tout connaître. Il est également pertinent que nous évoquions Hegel dans cette continuité idéaliste. Hegel systématise en effet l’idéalisme et en fait quelque chose de purement intellectuel mais également quelque chose de très impersonnel. Bien que très divers, on peut donc résumer les différentes conceptions idéalistes comme une illimitation de la raison, dans le but de faire primer l’intellect sur les sens et ainsi d’avoir une connaissance de toute chose et de tout objet. L’idéalisme ne nie cependant pas l’existence des sens mais pose que nous sommes incapables d’avoir une pleine connaissance et une pleine conscience des objets extérieurs. Kant nous dit d’ailleurs dans la deuxième édition de sa première Critique, à propos de l’idéalisme : « si l’existence des choses extérieurs n’est pas requise pour la détermination de notre propre existence dans le temps, c’est tout à fait gratuitement qu’on l’admettra, sans pouvoir jamais en donner une preuve. » L’idéalisme est donc, pour Kant, dogmatique.
Cette limitation à outrance du pouvoir de la raison et le processus contraire tout aussi radical ont mené beaucoup à choisir un camp. Cependant, il est nécessaire et pertinent que nous nous demandions si une synthèse de ces deux conceptions, et une « déradicalisation » (sic) de celles-ci permettrait de sortir de connaissances et de préjugés figés.
L’idée d’une raison limitée et ayant pourtant un pouvoir important est tout à fait possible. Cette limite serait alors simplement une marque du champ d’effectivité de la raison, mais elle pourrait aussi tenter de s’aventurer au-delà des limites qui lui sont imposées. L’usage de la raison serait alors absolument libre dans son champ d’effectivité mais restreint s’il se faisait au-delà des limites qui sont les siennes. Ainsi, il s’agirait en quelque sorte d’une synthèse entre l’empirisme strict et l’idéalisme sans bornes ni limites permettant tout à la raison. La raison pourrait donc connaître des choses comprises dans son champ d’effectivité mais pour ce qui concerne l’espace au-delà des limites qui lui seraient imposées, elle pourrait formuler des propositions, des idées, mais pas de connaissances. La singularité de l’être humain – et probablement son la source de son plus grand désespoir – réside justement dans le fait que sa raison voudrait outrepasser son champ d’effectivité. C’est la thèse présente dans l’inestimable criticisme kantien. Kant nous explique en effet que l’homme est caractérisé par une tendance métaphysique qu’il appelle dialectique (au sens grec de mouvement). Une tendance donc, à vouloir porter des jugements sur ce qui n’est absolument pas connaissable par l’expérience. Cette tendance métaphysique est dogmatique à partir du moment où on ne la bride pas. En effet, ne basant notre réflexion sur rien, lorsqu’elle porte sur ce qui au-delà de la raison, nous sommes obligés de donner des conclusions dogmatiques et qui ne sont en aucun cas des connaissances mais seulement des descriptions des objets métaphysiques que je peux penser et que je ne peux d’ailleurs que penser. Kant nous dit d’ailleurs dans la seconde édition de la première Critique « qu’on ne saurait placer des limites certaines à l’extension possible de nos connaissances ». L’usage de la raison au-delà de l’expérience est illégitime mais n’est pas un empirisme et il y a bien des connaissances possibles au-delà de l’expérience, mais ce sont des connaissances permettant la connaissance. Ces éléments sont a priori et précèdent toute l’expérience, tout en la permettant. Il y a donc une forme d’innéisme cartésien chez Kant lorsque qu’il nous dit que nous ne pouvons pas expérimenter la réalité si nous ne disposons pas de ces connaissances a priori.
Alors on pourrait légitimement objecter que ces limites qui s’imposent à la raison la contraignent et ainsi réduisent son pouvoir. C’est pourtant tout à fait l’inverse. La raison tire sa force de sa contrainte précisément parce que, grâce à cette contrainte, à ces limites, elle peut formuler de vraies connaissances et de vrais jugements raisonnables. Certes, si elle n’était pas limitée, la raison pourrait spéculer sur n’importe quel objet, mais alors elle spéculerait sur des objets dont on ne fait pas l’expérience et, dans ce cas-là, apporterait-elle de réelles connaissances ? La raison s’épanouit donc pleinement dans son champ d’effectivité. Il est donc pertinent de donner un exemple de choses que la raison est incapable de connaître et spécialement d’évoquer la distinction kantienne entre phénomènes et noumènes. Le phénomène est la chose telle qu’elle m’apparaît pour moi, la chose dont je fais l’expérience : la raison peut connaître les phénomènes, car il s’agit d’objet extérieurs. Kant les définit comme « les images sensibles en tant qu’on les pense à titre d’objets suivant l’unité des catégories ». Le noumène, quant à lui, est la chose en soi, c’est-à-dire indépendamment de tout ce qu’elle est. Kant définit le noumène comme « des choses qui soient simplement des objets de l’entendement et qui pourtant peuvent être données, comme telles, à une intuition, sans pouvoir l’être toutefois à l’intuition sensible ». La raison ne peut donc faire aucune expérience du noumène d’une chose et celui-ci demeure inconnaissable, nous ne pouvons donc former que des jugements purement dogmatiques – donc, pour Kant, à absolument éviter – à son égard.
Ainsi donc, il semblerait que la position consistant à synthétiser – selon le principe aristotélicien de « juste milieu » – les deux positions radicales qui ont profondément marqué l’histoire de la philosophie que sont l’empirisme et l’idéalisme serait non seulement la plus sage mais la plus pertinente. La raison doit donc être limitée mais pas bornée. Car ce qui fait de la raison une faculté si à part et ce qui fait qu’elle rend l’homme si singulier, c’est bien qu’elle soit limitée et non pas bornée. Les limites de la raison permettent simplement de pouvoir marquer d’un jalon lorsque celle-ci sort de son champ d’effectivité et à partir de quel moment elle se met à produire, non plus des connaissances, mais simplement des idées. La raison peut alors outrepasser ses limites mais qu’elle ne prétende pas tirer quelque connaissance de ce « méta-champ-d ’effectivité » Le pouvoir de la raison n’est donc absolument pas restreint en ce qu’il est contraint mais au contraire est précisé et spécialisé, car il est porte sur des choses bien plus raisonnables et qui amènent à de réelles connaissances.