L’art peut-il se passer de maîtrise technique ?
« Quand on veut se mêler de beaux-arts, il faut du goût, et le goût n’admet pas de compromis. » C’est ainsi que Pierre-Joseph-Olivier Chauveau définit le prérequis de l’art non pas nécessairement par la maîtrise technique mais bien par le goût. Cependant, l’art et la maîtrise technique sont intimement liés, de par leur étymologie déjà : art se dit teknè en grec ancien et ars en latin. Ils ont donc la même étymologie et c’est là tout l’enjeu. Il y a aujourd’hui une réelle ambivalence dans la définition : on parle des arts au sens d’ensemble de techniques et l’on désigne par là les techniciens ou les ingénieurs mais l’on parle également souvent des arts dans ce qu’ils ont de beau, d’où l’appellation « beaux-arts », qui nécessitent eux aussi une grande maîtrise technique. Bien entendu, cette distinction n’est pas récente et c’est l’ancienne distinction entre les arts mécaniques et les arts libéraux. Les arts mécaniques étant ce que l’on appelle aujourd’hui les arts et métiers et les arts libéraux les beaux-arts, à quelques différences près. La distinction entre l’artiste et l’artisan au sens de maître technique date du XVIIIème siècle, et Descartes a contribué grandement, tout comme Bacon, à l’avancement de cette distinction. En effet, auparavant, l’artiste était considéré comme un artisan. L’artisan signait ses réalisations et au-delà d’un simple effort de communication, il s’agit d’insister sur le caractère unique de ce qu’il réalisait. La deuxième similitude entre l’artiste et l’artisan repose aussi sur le fait que tous deux ne travaillent que sur commande. Tous deux faisaient un travail utilitaire. L’art, sans but, sans fin précise, est assez récent et naît avec le romantisme au XIXème siècle.
Cette nuance assez récente nous l’avons dit, entre artiste et artisan amène donc à se poser la question des liens entre la maîtrise de techniques et l’art. L’on sait que le technicien ou l’ingénieur maîtrise un ensemble de techniques et l’on pourrait penser que l’artiste, pour peindre sa toile n’a pas besoin de techniques. Nous traiterons donc l’art davantage dans son sens faible, c’est-à-dire les beaux-arts. C’est aujourd’hui la grande question de la redéfinition de l’art qui se pose et si l’artiste n’est plus tenu de respecter les canons des beaux-arts et en particulier de l’art qu’il se targue de maîtriser, il est possible de se demander si la maîtrise technique est la condition la plus importante (si toutefois il s’agit encore d’une condition) pour réaliser de l’art. Autrement dit, un ignorant peut-il être un artiste ?
Pour répondre à cette question, il convient de s’interroger sur trois points. Le premier est le fait que, bien que cette distinction fût mise à mal par Descartes, l’artiste et l’artisan ont de grandes similitudes et il n’est pas possible de les détacher totalement. Cependant, nous verrons que l’art ne relève pas uniquement d’une maîtrise technique que d’autres prérequis peuvent être attendus pour faire de l’art. Enfin, nous dépasserons les deux points précédents pour se figurer qu’aujourd’hui, la maîtrise technique n’est plus considérée comme condition sine qua non et ainsi, l’art sans aucun usage de technique est-il vraiment de l’art ?
L’art a longtemps été perçu comme une continuation de la réalité par des moyens techniques. Durant des siècles, l’art s’est voulu réaliste. Aristote, traite la question de la mimesis et l’applique aux arts. L’homme a un besoin naturel d’imiter et ce besoin est intrinsèque à l’homme. Pour Aristote, l’une des distinctions majeures entre l’homme et l’animal est que l’homme est doué d’imagination et de créativité mais pour pouvoir imaginer, l’homme doit déjà pouvoir imiter. L’œuvre d’art, et Aristote prend l’exemple de l’airain qui est indissociable de la statue, est un ensemble confondu entre matière et forme et l’artiste est celui qui parvient à travaille une matière, dans le but de transformer (au sens littéral), et c’est seulement quand l’artiste a fait cela que la matière, additionnée à la forme que lui a donnée l’artiste (toujours avec un souci de représentation de la réalité) devient une production artistique. Seulement, comme penser qu’il serait possible de représenter la réalité sans maîtrise technique. Après la maîtrise de la perspective en peinture, l’art a été absolument révolutionné. L’on pourrait prendre l’exemple du sculpteur, pour ne pas commettre d’anachronisme quant à la pensée d’Aristote. Quelqu’un qui n’a jamais appris à former une forme à partir de la matière n’a aucune technique et ne pourra en aucun cas réussir à représenter la réalité, ce qui ne constituerait donc pas une production artistique. Pour Aristote, l’art consiste donc à pousser la réalité et celui-ci nous rapproche donc inévitablement de cette dernière. Selon cette conception, l’artiste est donc un véritable artisan, qui crée une œuvre unique et veut son œuvre comme une représentation (et pas une imitation, comme l’a précisé Paul Ricœur).
L’artiste, pendant longtemps, réalisait des œuvres, car on les lui avait commandées. Cependant, même s’il s’agissait souvent de commandes pour des personnes riches et cultivées et que le peuple ne voyait pas ces œuvres-là, il y avait une réelle promotion de l’art dans la société : avec l’exemple des statues équestres des rois un peu partout en France. Ces statues étaient pour les rois un moyen de « communication » mais il y avait bien sûr une promotion de l’art, que peut être les rois ne soupçonnaient pas mais un paysan qui voyait cela reconnaissait le travail technique que constituait la réalisation d’une telle statue. Autrement dit, la technique a permis pendant des siècles de s’identifier aux œuvres. Cette identification et cette reconnaissance des œuvres a permis de montrer ce qu’était le beau, les gouvernements ne lésinant pas sur les moyens mis en place pour produire du beau. Notre-Dame de Paris a été construite par les meilleurs artisans et ouvriers qui maîtrisaient la technique de leur art à la perfection, cela aurait-il été possible avec des novices ? Louis XVI aurait-il été reconnu à Varennes si sa représentation sur les pièces d’or n’était pas réalisée avec technique dans un but de représentation de la réalité ? Le traité sur l’art d’Hegel, l’Esthétique, insiste sur le fait que toute production artistique est rationnelle et qu’ainsi cette rationalité ne permet pas de confierune œuvre d’art à quelqu’un qui n’est pas raisonnable, autrement dit qui ne maîtrise pas la technique. C’est ainsi qu’Hegel, lui qui a vécu à l’époque romantique, théorisera de manière assez prémonitoire, une « fin de l’art » ; sans régression certes mais sans progrès nouveau non plus.
Nous avons donc vu que la maîtrise technique est absolument indispensable dans l’achèvement de l’art comme recherche du beau, et ce peu importe l’art. Cette nécessité absolue de maîtrise technique est cependant à nuancer. En effet, il est difficile d’estimer à partir de quel moment l’on « maîtrise » un art. Et de plus, comme nous l’allons voir, de nombreux autres facteurs pour produire de l’art s’ajoutent à cette maîtrise technique.
Toutefois, depuis toujours, l’artiste perçoit son œuvre comme il veut la percevoir. Cela est incontestable et il fait lui-même le jeu des couleurs, des formes, des techniques. Autrement dit, l’artiste combine à la maîtrise technique que nous avons dit indispensable un ensemble de facteurs. Ces facteurs peuvent être le goût, les sentiments, le message que veut faire passer l’artiste. Paul Klee, peintre expressionniste allemand du XXème siècle rappelait que l’artiste avait pour devoir de « rendre visible l’invisible ». L’on pourrait ajouter à cette phrase celle de Paul Valéry, qui décrivait la fonction d’une œuvre d’art en disant : « Une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons. » Ici, il n’est pas nécessairement question de peindre ce qui nous entoure avec réalisme mais bien de faire réaliser des choses au spectateur, choses dont il ne s’était peut-être jamais aperçu. Celui qui regarde Guernica de Picasso réalisera la noirceur du monde alors que celui-ci l’a toujours eu sous les yeux. On a donc, après la « fin de l’art » que théorisait Hegel, c’est-à-dire après le romantisme, une valorisation de la subjectivisation du peintre et, in extenso, de celle du spectateur. L’intérêt porté au non-respect des canons des beaux-arts et même la transgression de ceux-ci montre un désintéressement de la technique même de l’art. L’artiste n’est plus désormais un artisan qui exerce avec brio le métier qu’’il a appris mais bien un expérimentateur qui cherche à transcrire non plus la réalité mais son point de vue subjectif, suivant sa propre technique et selon les codes qu’il aura lui-même choisis.
Il faut absolument distinguer maîtrise technique de non-respect des codes classiques de l’art. L’art, jusqu’au romantisme, s’est mu par des volontés de technicisation des créations artistiques et ainsi ont été créées perpétuellement de nouvelles méthodes de réalisation.
Seulement, ces nouvelles méthodes étaient utilisées sans arrêt dans un but de représentation plus poussée de la réalité et c’est ainsi que l’art s’est achevé pour revenir à Hegel. Cependant, on peut objecter à Hegel que, bien que l’art voulût se renouveler en se détachant des codes classiques, bon nombre de mouvements sont nés pour dénoncer certaines choses comme un ordre social. On peut parler du surréalisme, du dadaïsme, du rock dans la musique. Dali maîtrise l’art de la peinture à la perfection, Ray Charles ne joue pas moins bien du piano que Chopin et maîtrisait très probablement ce dernier. Nietzsche ne définissait pas forcément l’art comme un réalisme absolu mais comme un « complément métaphysique qui rend possible la transcendance de la nature elle-même ». Ainsi, nous pourrions redéfinir l’art, en se libérant partiellement de la définition selon laquelle il s’agit d’une maîtrise d’un ensemble de techniques variées mais bien comme un dépassement de la maîtrise technique, sans que cette dernière ne soit toutefois oubliée. Ainsi, pour espérer que notre production, transgressive dirons-nous, devienne de l’art, il faut déjà une réelle maîtrise de la technique. L’écrivain ne pourrait pas bien écrire sans avoir lu.
C’est ainsi que l’art doit absolument, comme nous l’avions déjà dit plus haut, relever d’une maîtrise parfaite de la technique mais celle-ci n’est pas la seule condition de l’achèvement de l’œuvre d’art. En effet, la subjectivité de l’artiste est importante et l’idée principale à retenir est que l’artiste ne peut pas transgresser quelque chose s’il ignore cette chose, à savoir la maîtrise technique. Cependant, la logique de subjectivisation poussée à outrance aboutit à un relativisme maladif dans la question artistique, présent partout aujourd’hui.
L’art contemporain est une ode à la subjectivité. Les spectateurs sont coupables quand ce sont eux qui revendiquent les différentes interprétations d’une œuvre alors que l’artiste avait prévu ce qu’il allait faire mais l’artiste est d’autant plus coupable quand lui-même ne savait pas quelle signification il donnerait à l’œuvre et qu’il est même surpris quand il entend l’interprétation d’un spectateur. L’art contemporain, l’art dit moderne, se moque de la technique et traduit beaucoup sur une époque : il prétend transgresser et de ce simple fait, on porte au pinacle cet art inaccessible aux non-initiés. Le fait que la technique soit bien souvent un accessoire dans ces productions « artistiques » a des conséquences terribles. Le spectateur moyen, ne connaissant l’art que par la maîtrise d’un ensemble de techniques, connaissant la définition de l’art en somme, ne pourra pas être touché par une œuvre à la beauté toutesubjective. Pourquoi cette œuvre serait-elle objectivement belle si ce n’est par la maîtrise d’une technique ? Les nouvelles formes d’art pervertissent ainsi le concept même de l’art qui se définit dans son universalité. Comme le dit l’excellent Philippe Muray, l’art contemporain est aujourd’hui montré comme l’achèvement formidable de siècles de maîtrise technique, simplement du fait de sa transgression, à une époque où il est considéré comme réactionnaire de suivre et de perpétuer le génie de notre civilisation : « Les dominateurs sont ceux qui parlent la langue de la transgression parce qu’ils veulent conserver ce qui est et qu’ils croient que ce qui a pu être vrai ».
L’art contemporain se distingue des courants qui ont voulu transgresser précédemment comme le surréalisme, le dadaïsme, le rock dont on parlait plus haut, car celui-ci ne transgresse pas en vue de dénoncer un ordre social ou des valeurs qu’il ne reconnaît plus (ou alors, quand il fait, c’est objectivement compréhensible) mais transgresse en vue d’être accepté par une pseudo-élite. Tout ce mouvement est dû au mépris de la technique, on a fait de l’art quelque chose de banal, de vide, d’absurde, de vulgaire. L’on dit souvent que la vérité émane des enfants, et bien il est splendide de voir un enfant s’émerveiller devant le Grand Palais et se questionner sur un chien géant, réalisé par des ouvriers sous les ordres d’un « artiste ». En effet, le fait que des artistes comme Jeff Koons ne produisent pas leurs œuvres eux-mêmes mais se contentent d’impulser des idées à leurs collaborateurs. Cela suffit à montrer la déchéance moderne de la maîtrise technique dans ce que l’on appelle l’art. Il serait bien trop long d’approfondir cela mais un auteur qui montre très bien que la déconstruction de l’art s’est faite par la déconstruction de la technique est Marc Fumaroli, dans son étude Paris-New York et retour. Hegel avait donc partiellement raison quand il théorisait la fin de l’art, partiellement seulement parce qu’il n’envisageait pas de régression de l’art, alors que ce qui se développe majoritairement aujourd’hui et ce qui est vendu au plus offrant est une véritable régression de l’art, comme construction séculaire sur le plan technique, le plan culturel et le plan civilisationnel.
Nous avons donc vu le lien indéniable entre l’artiste et l’artisan, qui était, dans le temps, presque une confusion. La nécessité de la maîtrise technique pour réaliser une œuvre d’art a été établie clairement dans le premier point. Cependant, bien que la maîtrise technique soit essentielle, d’autres conditions capitales se posent dans la réalisation d’une œuvre d’art, comme le goût ou les sentiments. Cependant, toute la difficulté des conditions est bien la subjectivité. On a bien vu que la notion de beau et la notion de maîtrise se confondaient sans cesse. Lorsquel’on dit universellement d’une œuvre qu’elle est « belle », l’on veut dire que la technique est merveilleusement maîtrisée. Il est évident que chacun n’apprécie pas les œuvres d’art de la même manière mais la force des beaux-arts est que tous perçoivent la chose comme belle, même s’ils ne maîtrisent pas eux-mêmes cet art mais bien parce que le beau n’est pas dissociable d’une technique maîtrisée. Voilà pourquoi l’art contemporain, qui souvent dépourvu de technique et même qui se veut provocateur envers les canons des beaux-arts n’est pas accessible. L’art contemporain ne serait pas aussi promu s’il n’était pas accompagné de cette idéologie relativiste qui prétend que chacun peut avoir une interprétation différente de l’œuvre d’art. Cela est faux, comme dit plus haut, car le véritable artiste, celui qui ne fait pas faire ses œuvres par quelqu’un d’autre, sait où il va, sait ce qu’il veut, et veut faire passer un message précis et il est faux de penser que le spectateur peut décider du message qu’a voulu faire passer l’artiste. La critique de l’art contemporain est d’autant plus actuelle que celui-ci n’est paradoxalement pas du tout accessible, car il est réalisable par tous, il est faux que n’importe qui puisse s’improviser artiste et l’artiste doit nécessairement avoir appris la maîtrise de la technique de son art pour le réaliser ou pour tenter de le dépasser. Ce que nous pourrions appeler aujourd’hui le nihilisme artistique ne touche pas encore toutes les formes d’arts mais nous pourrions nous demander si cette déconstruction pourrait s’opérer pour différentes formes d’art, comme l’art politique.
Jean-Roch