La pureté de l’incendie, essai sur Yukio Mishima
“Tout le monde dit que la vie humaine est comparable à une représentation théâtrale. Mais je ne suis pas sûr que beaucoup de gens aient été comme moi obsédés sans cesse, dès le début de leur adolescence, par cette conviction.”
Confessions d’un masque, Yukio Mishima, chap. 3
Yukio Mishima (1925-1970) est un nom qui a marqué le Japon par l’entremise de son œuvre, et le monde lorsqu’il prit la décision de le quitter. Mishima est un écrivain controversé en son pays ; en France, sa popularité tient en grande partie à l’intérêt que lui a porté Marguerite Yourcenar en publiant un essai sur son œuvre en 1980 : Mishima ou la vision du vide. La traduction nous permet aujourd’hui de lire les plus grands chef-d’œuvres de l’écrivain (Confessions d’un masque, Le pavillon d’or, Les amours mortes, La mer de la fertilité… ) mais une grande partie de son œuvre est encore difficilement accessible en raison de la rudesse des sujets abordés, mais aussi des prises de position polémiques de son auteur, qu’on considère largement comme antimoderne. Antimoderne, c’est le moins qu’on puisse dire de Mishima, lui qui prit la décision de se suicider par seppuku (切腹 qui signifie “coupure au ventre”), forme rituelle de suicide aussi appelée harakiri ((腹切り) qui émerge au XIIe siècle au Japon. Le rituel du seppuku apparaît chez les samouraïs qui le pratiquaient dans le but de laver leur honneur ou bien d’éviter de le salir : ainsi, le seppuku pouvait servir d’échappatoire au samouraï qui se devait agir immoralement. Le rituel du seppuku consiste à se donner la mort en s’ouvrant le ventre horizontalement (au-dessus du nombril) à l’aide d’un sabre à lame courte ; dans certains cas, un assistant est chargé de décapiter le malheureux afin d’abréger ses souffrances. Si ce rituel peut sembler barbare à travers des yeux occidentaux, gardons à l’esprit que cette cérémonie est hautement symbolique dans un pays à l’extrême Orient de nos latitudes. En effet, dans la culture japonaise, le ventre tient lieu du cœur dans l’esprit des hommes, ainsi le rituel du seppuku est empreint de signification : s’ouvrir le ventre, c’est se mettre à nu devant le monde dans un adieu flamboyant. Nous reviendrons au suicide de Mishima, mais pour l’heure, intéressons-nous à sa vie et à son oeuvre.
Mishima fut un écrivain précoce dans une famille qui considérait cette profession du plus mauvais œil. Le petit Kimitake Hiraoka (nom de naissance de Mishima) écrit ses premières esquisses littéraires à l’âge de douze ans et publie sa première nouvelle à l’âge de seize ans : Une forêt en pleine floraison (1941). C’est à l’occasion de cette parution qu’il forge son pseudonyme, non par honte à l’égard des critiques, mais par peur que son père n’apprenne ses ambitions littéraires, lui qui voyait déjà son fils fonctionnaire. Une telle précocité littéraire s’explique selon deux axes assez similaires. Premièrement, le Japon dans lequel naît Mishima est un pays en transition qui oscille entre tradition et modernité (d’influence occidentale en grande partie). Adolescent pendant la guerre, Mishima est alors très marqué par la morbidité ambiante alimentée par les bombardements fréquents et très meurtriers de Tokyo. La rupture avec la tradition est totale après la capitulation japonaise et le triomphe de l’occident qui contaminera le Japon de progrès et de modernité. Deuxièmement, il existe une plaie plus profonde et plus personnelle, ancrée dans l’enfance de Mishima. A l’âge d’un mois, sa grand-mère, malade chronique, décide de l’élever seule : il est donc enlevé à ses parents et vivra confiné et entouré de la seule compagnie des livres. Il dira à ce titre (dans Le soleil et l’acier, 1968) qu’en ce qui le concerne, la conscience des mots a précédé de loin celle de son propre corps. La grand-mère de Mishima était une femme cultivée et amatrice du théâtre Kabuki : elle emmenait son petit-fils à des représentations qui seront son premier contact avec ce qu’il nomme l’esthétique. Le théâtre imprimera en lui l’idée que les relations humaines sont une immense pièce de théâtre dans laquelle chacun porte un masque. C’est cette obsession qui nourrira son premier roman largement autobiographique : Confessions d’un masque, paru en 1949 (Mishima a alors 24 ans). L’ambition de son roman est de dévêtir son auteur de tous les masques qu’il revêt depuis sa naissance en raison des convenances et de la morale. De cet examen minutieux, Mishima avouera son homosexualité et un certain nombre de fantasmes qui mêlent violence et pureté.
“ Étant enfant, je lisais tous les contes de fées qui me tombaient sous la main, pourtant, je n’ai jamais eu de goût pour les princesses. Je n’aimais que les princes. Surtout les princes assassinés ou voués à la mort. J’étais absolument amoureux de tous les jeunes hommes qui venaient à être tués. ”
Confessions d’un masque, chap. 1
Ce fantasme grandira et obsède Mishima au point qu’il développe une attirance sexuelle pour les scènes qui représentent de jeunes hommes, dans lesquels on ressent l’éclat de la virginité, sacrifiés sur l’autel de la tragédie. La fascination de Mishima, il le reconnaît à de nombreuses reprises, est profondément immorale, mais rien ne peut l’en défaire. La révélation de son homosexualité et de ses fantasmes s’accomplit tout à fait lorsqu’il contemple pour la première fois le célèbre tableau du martyr de Saint Sébastien peint par Guido Reni. Cette oeuvre est sans aucun doute l’analogon (ανάλογον) des désirs et des amours de Mishima, le carrefour de ses fantasmes, puisqu’elle rassemble son amour des jeunes hommes (que Mishima qualifie lui-même d’éphèbes dans son roman), de la violence et du sang, mais aussi son besoin irrépressible d’esthétique.
Le besoin esthétique de Mishima transparaît sans difficulté dans ses premières œuvres empreintes d’un style maniéré et ornementé, qu’on pourrait qualifier de pompeux à en croire les camarades du club de lecture que Mishima fréquentait à l’adolescence. Mishima rendra compte de ce décalage stylistique alors qu’il découvre à la relecture de ses nouvelles que ses personnages et l’intrigue disparaissent au profit d’une nature idolâtrée et exubérante. Mishima abandonnera ensuite ses influences héritées d’un romantisme vieillot certainement inspiré de sa lecture de Goethe pour ensuite dévoiler un phrasé brut teinté de soubresauts lyriques. C’est à cette époque que Mishima découvre de nombreuses littératures européennes essentiellement françaises et allemandes dans lesquelles il puisera toute sa vie : il se passionne pour Proust, Radiguet, Bataille, Rilke entre autres.
Le masque le plus persistant de Mishima est le masque de l’ambivalence. En effet, il est peu d’auteurs et peu d’hommes qui cultivèrent le paradoxe aussi profondément que lui. Mishima, fasciné par la guerre et par la mort, acclame l’entrée en guerre du Japon et décide sans détour de mourir au champ d’honneur. Or, lorsque Mishima reçoit son ordre d’incorporation, légèrement malade, il décide de mentir effrontément au médecin lors de la visite médicale afin de n’être pas enrôlé.
“Le médecin militaire, un blanc-bec, prit pour un râle des poumons les sifflements de mes bronches, et ayant confirmé ce faux diagnostic grâce au compte-rendu fantaisiste que je lui fis de mes antécédents de santé, demanda que l’on évalue ma vitesse de sédimentation. Celle-ci, à cause de la fièvre consécutive à mon rhume, s’avéra plus élevée que la normale. Et sous prétexte que je présentais des infiltrats pulmonaires, je reçus l’ordre de rentrer dans mes foyers le jour même.
A peine sorti de la caserne, je me mis à courir. La pente dénudée de l’hiver descendait vers le village. Et comme je le faisais à l’usine de l’aviation, je courus à toutes jambes vers ce qui, de toute façon, n’était pas la mort – vers ce qui de toute façon ne pouvait être la mort.”
Confessions d’un masque, chap. 3
Comment expliquer cette dissension entre son désir de la mort et son refus d’entrer dans l’armée alors même qu’il y voyait l’occasion idéale de mourir dignement et dans la force de l’âge (motif récurrent de son œuvre) ? Mishima ne feint pas l’ignorance : il est lui-même conscient de l’ambivalence de ses décisions. Mais remarquons ceci : le désir de Mishima qui le porte à mourir est du même ordre que son besoin esthétique. En réalité, il ne désire pas mourir, il désire la mort dans toute sa portée conceptuelle et elle-même esthétique.
“Alors soudain, une autre voix me déclara : “Jamais, au grand jamais, tu n’as eu envie de mourir !” Ces mots eurent pour effet de délier les nœuds de la honte qui m’étranglait. Il m’est pénible de le dire, mais je comprends enfin. Que je m’étais menti en prétendant vouloir entrer dans l’armée uniquement pour mourir. Que j’avais projeté sur la vie militaire une vague attente d’ordre sensuel. Et que le moteur qui m’avait permis de persister dans cette attente se réduisait à la conviction – une conviction primitive commune à chacun de nous, et comparable à un envoûtement – que moi seul ne pouvais pas mourir…”
Confessions d’un masque, chap. 3
En écartant ainsi, et avec honte, cette possibilité de mourir, Mishima n’écarte pas son attirance pour la mort et sa beauté. La guerre est alors une occasion rêvée pour l’auteur de s’adonner à ses contemplations et ses désirs qu’il qualifie lui-même d’immoraux. Ainsi, le spectacle de Tokyo bombardée fascine Mishima au point qu’il partage ses visions dans son roman et manifeste un vif intérêt pour ce spectacle macabre. Mais alors qu’il évoque ce moment, Mishima s’attarde sur un élément d’importance : étant alors entouré de ses concitoyens, il remarque que tous les yeux sont rivés sur le même spectacle.
“De là où nous étions, comment aurions-nous pu distinguer dans cette bataille aérienne qui faisait rage au-dessus de la ville, les avions ennemis et les nôtres ? Cependant, en regard sur fond de ciel écarlate les ombres des appareils en train de s’abattre, la foule des spectateurs poussait des ovations unanimes. Les plus bruyants étaient les très jeunes ouvriers. De-ci de-là à travers les galeries résonnaient, comme au théâtre, applaudissements et acclamations. aux yeux de tous ceux qui contemplaient ce spectacle de loin, les avions abattus peuvent faire partie ou non du camp ennemi, cela ne change pas grand-chose, dans le fond, me dis-je. Finalement, c’est ça la guerre…”
Confessions d’un masque, chap. 3
Cette remarque de Mishima est d’une importance considérable. En effet, l’exercice du roman autobiographique auquel il se livre est un exercice complexe car il ouvre la porte au jugement. Or ce que l’auteur remarque, c’est que bien que ses fantasmes et ses désirs soient étranges et en un sens déviants, en réalité, il semble que ceux-ci soient largement partagés mais tus. Ce désir-vers-la-mort qu’il décrit s’apparente bien à une certaine curiosité morbide qui est un penchant profondément humain. Ainsi, le roman de Mishima est une profonde auto-analyse psychologique qui est destinée à provoquer, à la façon de la tragédie classique que Mishima aime tant, la κάθαρσις (catharsis).
Enfin, au milieu de cette destruction surgit l’élément le plus intéressant du roman de Mishima, un élément fondateur de son œuvre et de sa pensée : de la violence naît la pureté, de la mort naît la vie. Si cet élément est perceptible depuis le début du roman – notamment lorsque Mishima évoque son désir sexuel pour les jeunes princes qui meurent tragiquement -, il semble qu’un passage le révèle de la plus belle des façon :
“Les fleurs avaient l’air extrêmement enjôleuses. Sans les tentures rayées de rouge et de blanc qui en forment pour ainsi dire la livrée, sans l’animation autour de échoppes où l’on boit du thé, sans la foule des badauds, et les vendeurs de ballons de baudruche et de petits moulins à vent, les cerisiers qui s’épanouissaient à leur guise entre les arbres à feuilles persistantes semblaient donner à voir le corps nu des fleurs. J’avais l’impression que jamais, jusqu’à ce printemps-là, les offices gracieux de la Nature, sa vaine prodigalité, ne s’étaient manifestés avec une beauté si ensorcelante. Un soupçon désagréable m’habitait : la Nature n’était-elle pas en train de reconquérir notre monde ? Car la splendeur de ce printemps sortait de l’ordinaire. Le jaune du colza, le vert des herbes tendres, le noir luisant de fraicheur du tronc des cerisiers, le dais des fleurs mornes qui pesait sur leur faîte… tout ce vif éclat se teintait à mes yeux d’une sorte de malveillance. C’était un véritable incendie de couleurs.”
Dans cet extrait, tout tend à l’opposition et au paradoxe (on remarque la récurrence des oxymores) dans une explosion de sens et de frénésie qui a parfois trait au désir sexuel, mais lorsque ce désir paraît, il est immédiatement atténué par un soupçon de pureté (“donner à voir le corps nu des fleurs”). La nature s’offre comme une femme à l’auteur, mais cette femme est elle-même un fruit empoisonné. Il est intéressant de remarquer qu’au même moment, dans l’œuvre, l’auteur tente malgré son homosexualité d’entretenir une relation avec une femme du nom de Sonoko, relation qui n’aboutit à rien en raison de l’impuissance de Mishima.
Beaucoup de commentateurs de Mishima ont noté chez lui un désir et une fascination extrême pour la mort, et comment leur donner tort ? Seulement, il semble que cet attrait pour la mort, Mishima l’a aussi pour la vie : il suffit de lire l’extrait précédent pour s’en rendre compte. Il s’agit certainement du plus grand paradoxe de Mishima, son masque le plus profond : tel un funambule, il marche dangereusement sur une corde raide tendue entre vie et mort. Si Mishima écrit les Confessions d’un masque, c’est pour se démasquer lui-même, c’est pour découvrir qui se cache derrière son masque. Mais il semble que son entreprise se heurte à un ultime masque : celui de son indécision entre la vie et la mort. Mais l’intérêt suprême de Mishima, de sa vie et de son œuvre, c’est la façon dont elles prennent fin. Le 25 novembre 1970, Mishima se suicide en s’ouvrant le ventre devant le général des forces d’auto-défense du Japon. Le seppuku de Mishima est l’ultime œuvre de l’auteur – et Marguerite Yourcenar remarquait qu’il s’agissait de son oeuvre la mieux réussie -, lui qui n’avait pas achevé ses Confessions d’un masque, lui qui ne s’était pas démasqué entièrement, décide de trancher son dilemme en optant pour la mort, s’ôtant ainsi la vie et son dernier masque.
“On perçoit toujours dans les écrits d’un solitaire une sorte d’écho du désert, quelque chose qui rappelle le murmure et la circonspection farouche de la solitude ; même dans ses paroles les plus violentes, et jusque dans ses cris, résonne encore une manière nouvelle, plus dangereuse, de se taire et d’imposer silence à sa parole. Celui qui, année après année, a poursuivi nuit et jour un intime débat avec son âme, celui qui dans sa caverne – qui peut être un labyrinthe, mais aussi une mine d’or –, est devenu l’ours de cette caverne, ou un chercheur de trésor pareil à un dragon, cet homme verra ses idées mêmes prendre une couleur crépusculaire, une odeur d’abîme aussi bien que de moisi, quelque chose d’incommunicable et de rébarbatif, qui glacera ceux qui passent à sa portée. Le solitaire ne croit pas qu’aucun philosophe – si tant est qu’un philosophe commence toujours par être un solitaire – ait jamais exprimé dans des livres ses véritables et ultimes opinions : n’écrit-on pas précisément des livres pour dissimuler ce qu’on cache en soi ? Il doutera même qu’un philosophe puisse avoir des opinions « ultimes et véritables » ; il se demandera si, derrière toute caverne, ne s’ouvre pas, ne doit pas s’ouvrir une caverne plus profonde, – si un monde plus vaste, plus étranger, plus riche ne s’étend pas au-dessous de la superficie, si un tréfonds ne se creuse pas sous chaque fond, chaque « fondement » de la pensée. Toute philosophie est une philosophie de façade, tel est le jugement du solitaire : « Il y a quelque chose d’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêté ici pour regarder en arrière et autour de lui, dans le fait qu’il ait cessé ici de creuser plus avant et déposé sa pioche ; il entre aussi de la méfiance là-dedans. » Toute philosophie dissimule aussi une philosophie, toute opinion est aussi une cachette, toute parole est aussi un masque.”
Par-delà le bien et le mal, Friedrich Nietzsche, §289