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« La genèse de la doctrine kantienne fait parfois penser à ces fouilles qui exhument une ville engloutie et dont les premiers murs ne permettent pas de comprendre la disposition d’ensemble. »[1]


[1] Alexis Philonenko, L’œuvre de Kant (t. I), Paris, Vrin, « Bibliothèque d’histoire de la philosophie », 2022, pp. 12-13.

Introduction

L’héritage kantien ne laisse pas de surprendre par sa longévité, et il semble que tout n’a pas encore été reproché au maître. Le criticisme doit continuer d’être critiqué comme il le fut dès son apparition, alors même que son auteur était encore vivant. Il est d’usage de considérer l’œuvre de Kant à la façon d’une cathédrale, immense, vaste et parfaitement ordonnée, comme si l’auteur des trois critiques avait bâti seul son édifice selon un plan précis, connu de longue date. Comment douter d’une telle acception au moment de la lecture ? Il semble en effet que tout écrit kantien doit nécessairement venir à la suite de l’autre, ou bien précéder tel argument en guise d’introduction ou de prolégomène, ouvrir une voie qui sera arpentée bien plus tard, etc. Pourtant, et à l’inverse, il serait douteux d’affirmer immédiatement que le plan du criticisme est le fruit d’une élaboration précise en chacun de ses recoins. Plutôt, il nous faudrait considérer Kant comme un penseur qui, de développements en circonvolutions, peut se tromper, se contredire, bifurquer ; en somme : que l’élaboration du criticisme soit également le fruit d’une longue maturation et d’une période d’anticipation. En ce sens, on peut déjà lire Kant affirmer que certains de ses écrits n’étaient pas prévus dans son édifice, comme la troisième critique[1]. Alors même que tout lecteur de Kant peut sentir affleurer au texte une ambition systématique, il semble pourtant que rien ne fige éternellement le texte kantien selon la volonté de son auteur. L’œuvre de Kant, aussi ordonnée puisse-t-elle paraître, n’est pas uniforme et ne paraît pas suivre de fil d’Ariane[2]. Ainsi, la pensée de Kant n’est ni parfaitement systématique ni parfaitement « intuitionnée » (au sens bergsonien). Peut-on tout de même trouver une unité de la pensée kantienne ? Cela va de soi. On peut aisément dire de la pensée kantienne, de la philosophie transcendantale, qu’elle fait montre d’une ambition encyclopédique (eût égard au grand nombre de sujets abordés par le philosophe) et qu’elle a trait à la recherche des conditions de possibilité de tout phénomène en général – et les conséquences que les fruits de cette recherche impliquent. L’ambition encyclopédique de Kant l’a mené dans des terrains hasardeux : touche-à-tout, Kant s’est même confronté à d’épineuses questions scientifiques, de physique notamment. Nous soulignons ce point puisqu’il s’agit certainement d’un domaine dans lequel Kant a souvent basculé dans l’erreur[3]. De même, dans le champ philosophique, il semble que le philosophe n’avait qu’une connaissance mince de l’histoire de la philosophie, ignorant partiellement Aristote, tout à fait Spinoza, et ne lisant Descartes et Leibniz qu’à travers les manuels de Wolff[4].

Toutefois, nous ne désirons pas effectuer un éventail de tous les défauts de l’œuvre kantienne, entreprise vaine et ridicule. L’intérêt des remarques précédentes était plutôt de mettre en relief la nécessité et la pertinence d’une élaboration de la pensée de Kant avant sa systématisation (qui a lieu, par commodité, à la publication de la Dissertation de 1770). La période précritique excave d’ores-et-déjà un grand nombre de concepts et de raisonnements kantiens utiles à l’élaboration du criticisme : la distinction des mathématiques et de la philosophie, la différence entre ratio et causa[5], la distinction entre penser et connaître. Comme l’affirme A. Philonenko[6], la période précritique se divise en deux périodes distinctes : tout d’abord une première période de « rationalisme dogmatique » de ses premières productions jusqu’en 1760, puis une seconde période de découverte de l’empirisme (de Locke et de Hume) et d’autres penseurs comme Rousseau ou Shaftesbury, période qui s’achève au seuil de la Dissertation de 1770 qui fait entrer son auteur dans le criticisme. Deux périodes d’élaboration donc, une période rationaliste et une période empirique. Voici donc ce que nous nous proposons d’analyser : en quoi cette période de préparation kantienne pose-t-elle des jalons pour la pensée critique ? Comment caractériser ces prolégomènes à la Critique de la raison pure et aux deux autres critiques ?

Afin de répondre à ces questions, nous déploierons cette période précritique selon les deux moments évoqués. Il conviendra donc, dans un premier temps d’étudier la première phase de cette période, le moment rationaliste, pour ensuite décrire le deuxième moment, la découverte de l’empirisme et la confrontation à d’autres penseurs. A ces deux moments nous adjoindrons un troisième, plus anecdotique, qui conclura la période précritique. Au seuil de la Dissertation de 1770.

Première partie : le rationalisme dogmatique et la cosmogonie kantienne

« La plus petite herbe suffit pour confondre l’intelligence humaine. »[7]

Le premier moment kantien que nous analysons est un moment de « rationalisme dogmatique »[8]. Or, si le terme de « rationalisme » ne semble pas poser de problème outre mesure, le terme de « dogmatique » doit être explicité. Que peut-on entendre lorsque nous affirmons que Kant travers une phase dogmatique ? Plusieurs réponses peuvent apparaître. Prenons l’exemple de sa critique de Leibniz : dans la Monadologie physique, Kant s’oppose à Leibniz[9] et élabore une pensée originale qui « présuppose que la méthode logique d’analyse des concepts suffit pour atteindre l’essence du réel. »[10] Il est possible d’expliquer une telle position de Kant lorsqu’on rend compte de la foi aveugle de Kant en la physique newtonienne et en son autonomie – qui sera tout de même remise en question plus tard, au cours de son itinéraire de pensée, lorsque Kant affirmera qu’elle nécessite une fondation critique.

Mais Kant reste également éminemment dogmatique, à ce moment, lorsqu’il s’agit de l’antédiluvien problème des « preuves de l’existence de Dieu » : Kant les reprend sans les discuter dans l’Histoire universelle de la nature et théorie du ciel. Ce dernier écrit est souvent considéré, par de nombreux commentateurs, comme le plus important de cette période précritique[11] : Kant tente d’y élaborer, peu s’en faut, toute une théorie cosmologique – ou plutôt cosmogonique[12]. Etant un écrit de jeunesse, publié en 1755, il passe relativement inaperçu. L’importance de cet écrit tient à sa précoce véracité : en 1796, soit quarante-et-un an plus tard, Simon Laplace publie son Exposition du système du monde, ouvrage dans lequel il développe la même thèse que le jeune Kant et qui obtiendra de bien plus nombreux suffrages[13]. La théorie cosmogonique kantienne (et donc aussi de Laplace) envisage la formation de l’univers selon une loi systématique, ordonnée sur notre système solaire et sur l’organisation planétaire qu’il présente. Cette théorie est parfaitement marquée de l’influence de Newton et de l’omniprésence des lois mécaniques, mais Kant entend les radicaliser. Si la formule de la gravitation devait faillir devant les colosses que sont les planètes et les étoiles, Kant prétend pouvoir appliquer la méthode mécaniste jusqu’ici sans avoir recours à l’hypothèse d’un Dieu très bon et très grand, garant de l’équilibre cosmique[14].

Qu’énonce la théorie cosmogonique du jeune Kant ? A l’origine de l’univers, deux présuppositions sont formulées : premièrement, la matière est dispersée selon différentes densités (avec la densité qui correspond au genre élémentaire de ladite matière), et secondement, la matière s’attire et se repousse selon les lois de l’attraction et de la répulsion. Le passage de l’informe à l’univers est alors progressif, Kant explique : « le chaos commence à prendre forme aux points des particules qui ont la force attractive la plus grande. »[15] Ainsi, la densité en son point le plus fort produit une force d’attraction par rapport aux particules de matière moins denses, et celles-ci, en se percutant, produisent une force de répulsion. Tourillonnant ainsi les unes autour des autres, le mouvement tend à s’annuler et la matière à s’agglomérer. A l’échelle de l’univers, différents centres de gravité se forment à distance les uns des autres, et ainsi deviennent des points autonomes sis en eux-mêmes – et deviennent alors, en fonction du niveau de densité et donc du type de matière, planète, étoile, etc. Cette théorie systématique a pour conséquence de considérer un univers infini qui suit cette même loi de formation de façon programmatique. On ressent ici les échos de la période critique, lorsque Kant conclut la Critique de la raison pratique par cette phrase : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi. »[16] L’infinité du ciel étoilé, donc de l’univers, est rendue possible par le cycle continuel de création et de destruction, de formation et de déformation ; autant de passages du chaos au cosmos et inversement. La cosmogonie kantienne figure un univers comparable à un « phénix de la nature qui ne se consume que pour renaître rajeuni de ses cendres. »[17] Kant éloigne donc tout à fait la dérobade newtonienne faisant intervenir Dieu dans l’harmonie du ciel, son point de vue est strictement causal. Mais est-ce une raison d’éloigner Dieu à tout prix ? Kant ne se prononce-t-il pas là-dessus ? L’ambition kantienne (à l’époque) n’est pas de supprimer l’idée de Dieu ; bien plus : Kant propose alors une preuve de l’existence de Dieu par la nature. Il affirme : « un Dieu existe précisément parce que la nature, même dans le chaos, ne peut procéder que conformément à des règles et à un ordre. »[18] Dieu est encore nécessaire, puisque la théorie kantienne n’est pas en mesure de tout expliquer : ni la génération primordiale de la matière, ni la formation des êtres vivants, etc. Si Kant se trouve obligé vis-à-vis de Dieu dans cet écrit de jeunesse, il saura le critiquer quelques années plus tard[19]. Cette cosmogonie du jeune Kant, que nous venons d’énoncer brièvement, constitue le premier pan de la période précritique ; il convient maintenant d’explorer le second.

Deuxième partie : l’empirisme kantien et le primat de l’expérience

Le second moment de la pensée précritique de Kant est fortement, voire exclusivement marqué par l’influence de l’empirisme anglais[20]. Cette période s’ouvre sur une considération relative au statut de la logique : on trouve, dans son essai sur les quatre figures syllogistiques, l’idée selon laquelle la logique doit servir d’éclaircie à un exposé, et ne doit en aucun cas l’embrouiller[21]. De même, la logique se trouve pleinement caractérisée et posée à distance de l’existence, puisqu’il faut assurément « prendre garde de ne pas confondre être = existence avec être = relation entre sujet et attribut. »[22]  L’existence est définie par Kant comme la « position absolue d’une chose »[23], opposée à l’attribut qui est toujours relatif à un sujet. C’est sur cette distinction que s’initie la différence, centrale dans le criticisme, entre penser (relatif à la nécessité logique) et connaître (relatif à la réalité effective). C’est cette distinction majeure qui va permettre à Kant de critiquer les preuves de l’existence de Dieu, notamment dans l’écrit de 1763 précédemment cité. Classiquement, la preuve de l’existence de Dieu (chez Descartes, Leibniz et Wolff) s’énonce de la façon suivante : en alléguant que Dieu est un être parfait, il doit nécessairement contenir en lui tous les prédicats, et l’existence comptant au nombre de ces prédicats, Dieu existe nécessairement. Mais nous avons précédemment distingué la logique, donc les attributs, de l’existence : cela pose problème, car l’existence ne peut pas être rangée aux côtés des autres attributs. L’existence n’est pas relative, elle est une position absolue : l’existence n’est donc pas un prédicat. C’est ainsi que Kant déjoue la première preuve, qu’il nommera ontologique[24]. Les preuves soutenues en 1755, lors de la première phase précritique, ne tiennent plus, sont supprimées par Kant en 1763. Est-ce à dire que Kant rejette la possibilité même de toute preuve de l’existence de Dieu ? Non pas. L’écrit de 1763 présente lui-même une preuve avancée par Kant : pour qu’une chose soit, il faut qu’il n’y ait aucune contradiction en elle, il faut qu’elle se réalise au plus haut degré de sa possibilité. S’il y a contradiction dans les termes, si les termes sont anéantis, etc., la possibilité est supprimée, même dans sa matière. Or supprimer la possibilité, c’est aussi supprimer la pensée : « si rien n’est au début posé, rien non plus ne peut être considéré comme possible ou pensable et que le néant est donc l’impossible – d’où l’on déduit l’impossibilité que rien ne soit, ce qui conduit à l’idée d’être nécessaire, dont une analyse notionnelle montrera que c’est un Dieu. »[25] Bien que Kant abandonne les preuves de l’existence de Dieu à l’heure du criticisme, celles-ci se seront montrées utiles dans le développement de sa pensée – et influencerons le philosophe y compris en 1781[26].

La distance éloignant logique et existence[27] ne peut dès lors que s’accentuer et produire de nouvelles conséquences au point de vue esthétique et moral. Cette période précritique est marquée par la collision des phénomènes moraux et du sentiment (qui a trait à l’esthétique). La morale ne doit plus être métaphysiquement fondée, puisqu’elle ne le peut pas : ce n’est que par le prisme de l’expérience et de l’observation qu’elle se peut appréhender. Kant déclare à ce titre : « Les principes de la vertu ne sont pas des règles spéculatives, mais la conscience d’un sentiment vivant en chaque cœur humain. »[28] Le sentiment s’élève, accordant à l’expérience un primat par rapport à la raison spéculative, donc à la logique formelle. Pourtant ces deux dimensions sont constitutives de la vie humaine : c’est ainsi que se bâtit peu à peu le problème de la conciliation (entre existence et logique, entre raison et expérience), problème central de la phase critique. A l’issue de cette seconde phase précritique, dans la Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (1764), Kant répond à ce problème en mettant au jour une séparation nette entre la philosophie et les mathématiques (qui auraient donc trait à la simple logique formelle) ; séparation déjà amorcée l’année précédente, lorsque Kant exhortait les philosophes à éviter « la prétention d’imiter sur le terrain glissant de la métaphysique les démarches du mathématicien. »[29] Selon Kant, et il le développera dans la Recherche citée plus haut, la philosophie et les mathématiques s’opposent radicalement, puisque la philosophie va du complexe au simple, et que les mathématiques vont du simple au complexe[30]. La philosophie produit un raisonnement in abstracto, tandis que les mathématiques produisent un raisonnement in concreto : cette différence se surajoutant, il semble que la philosophe perd peu à peu la prétention de jouir du potentiel de certitude qui caractérise les mathématiques. Mais la philosophie n’a pas, comme dit plus haut, l’ambition de « devenir mathématique », ou de se faire mathématique. Elle doit bien plutôt prendre exemple sur la science physique (thèse défendue dans le même ouvrage[31]) si elle désire tendre à la certitude. Ainsi, Kant oppose également mathématiques et physique : à la façon de la philosophie, la physique attend primairement l’empire de l’expérience avant d’émettre un jugement ou un raisonnement, tandis que les mathématiques usent à loisir de concepts arbitraires, d’axiomes et de conclusions antérieures[32]. Le gouvernement de l’expérience, influencé par l’empirisme, a donc bien caractérisé cette seconde partie de la phase précritique de Kant. Mais en avançant dans les textes, notre réflexion nous rapproche de plus en plus du début du criticisme (qui débute donc en 1770). Il nous faut donc conclure cette période en analysant brièvement un dernier texte.

Troisième partie : la philosophie transcendantale comme conclusion de la période précritique

La conclusion de la période précritique est marquée par un certain scepticisme de la part de Kant. Ce moment de sa pensée est contenu dans les Rêves d’un visionnaire éclaircis par les rêves de la métaphysique (1766), ouvrage critique à l’égard du suédois Swedenborg : les Rêves sont une réaction à la lecture de l’Arcana caelestia, publié par ce dernier en 1749. En se moquant de l’ouvrage de Swedenborg[33], Kant entreprend en même temps une sérieuse critique de la métaphysique classique. Reprenant la thèse (défendue de Descartes à Wolff en passant par Leibniz) selon laquelle « le criterium de la réalité réside dans l’ordre et la liaison du divers, abstraction faite des moments matériels. »[34], Kant affirme que cette métaphysique rationnelle se fourvoie en octroyant tant de pouvoir à la raison et à la logique, et se fourvoie d’autant plus en disqualifiant l’expérience. Et Philonenko d’ajouter : « la métaphysique rêve, et ses rêves ne valent pas mieux que les hallucinations de Swedenborg. »[35] Cette prise de conscience doit être l’occasion pour Kant de déterminer une direction à emprunter, la direction méthodologique du criticisme : cartographier et circonscrire le royaume de la raison. Il est nécessaire de déterminer quelles en sont les limites afin que plus aucun « rêve » ni aucun dépassement ne soient envisagés.

Kant s’élève contre les « rêveries » métaphysiques qui n’appartiennent qu’à un monde biaisé, décalé, un monde mythique qui n’a pas trait à ce que la raison peut connaître. Pourtant, Kant ne disqualifie pas le rationalisme jusqu’au bout, mais exclut le rationalisme dogmatique. La véritable métaphysique, et donc le véritable rationalisme, au sens de Kant, sont une science qui indique ses propres limites, qui donne à la raison des frontières. Puis, après avoir donné une architecture à la raison et à ses capacités, la métaphysique doit rendre explicite la relation qui unit raison et expérience : l’expérience garde son empire, n’en déplaise au rationalisme dogmatique. Si la problématique métaphysique est ainsi déplacée, alors l’interrogation ne concernera plus le « monde spirituel » tel que pouvait le penser Swedenborg et d’autres philosophes, mais s’orientera plutôt sur la connaissance du monde sensible, du monde tel qu’il apparaît à la raison, ce que la raison peut en connaître, et comment elle le peut. Ce « comment » introduit le caractère transcendantal de la philosophie kantienne : une métaphysique qui interroge la structure de la connaissance avant la connaissance proprement dite. Et cette connaissance doit nécessairement être sensible (dans un premier temps) et spatiale. C’est ainsi que Kant débutera sa période critique par une interrogation sur l’espace et sur le temps, interrogation initiée dans la Dissertation de 1770 et reprise dans la Critique de la raison pure, dans laquelle ils deviendront les formes a priori de la sensibilité. Ainsi s’achève la période précritique de la pensée de Kant.

Conclusion

L’analyse de la période précritique de la pensée de Kant a présenté un intérêt certain, tout comme il est intéressant d’étudier l’élaboration de n’importe quelle pensée, de lire des pastiches pour comprendre la genèse de telle œuvre littéraire, ou d’écouter les premières notes de grands compositeurs. Dans toute grande œuvre, dans toute grande pensée, nous trouvons des errements, des errances, des cahotements. Mais ces erreurs sont nécessaires à l’élaboration des chefs-d’œuvre : la pensée de Kant a ceci de génial qu’elle a su déjouer une métaphysique classique, installée, en l’adoptant tout d’abord. Ainsi, c’est en opérant une critique de soi, de sa propre pensée que le philosophe a pu atteindre l’essence de sa métaphysique : la philosophie transcendantale. Les désillusions passées, il est amusant de remarquer que le criticisme débute sur une critique de l’onirisme métaphysique qui l’a précédé : après les rêves de la métaphysique, Kant propose un renouveau à la philosophie, un éveil.

« Les paroles essentielles sont des actions qui se produisent en ces instants décisifs où l’éclair d’une illumination splendide traverse la totalité d’un monde. »[1]


[1] M. Heidegger, Schelling (semestre d’été 1936), cité par P. Sollers en exergue de ses Illuminations, Paris, Gallimard, « folio », 2005, p. 11.


[1] Cf. Emmanuel Kant, Akademieausgabe (AK) X, pp. 514-515. Cité par A. Philonenko dans sa traduction de la Critique de la faculté de juger, Paris, Vrin, 1993, p. 7 : « si parfois j’ai des doutes sur la méthode de recherches intéressant un nouveau sujet, il me suffit de me reporter à ce catalogue général des éléments de la connaissance et des facultés de l’âme qui y correspondent pour recevoir des éclaircissements auxquels je ne m’attendais pas. C’est ainsi que je m’applique actuellement à une Critique du goût et à l’occasion de celle-ci on découvre une nouvelle espèce de principe a priori. » (Lettre à Reinhold du 18 décembre 1787).  

[2] Comme le remarquait Bergson (voir La pensée et le mouvant, Paris, PUF, 2009, pp. 117 sq.), la pensée kantienne ne répond pas à la logique de l’intuition philosophique guidant toute l’œuvre d’un penseur.

[3] Nuançons ce point : si erreur de la part de Kant il y a eu, cela tient essentiellement à l’approche qu’il pouvait avoir de la science physique. Kant enseigne la physique, non pas comme un scientifique, mais bien plutôt comme un « philosophe de la nature » ; Kant n’avait pas d’ambition scientifique expérimentale. Nous prenons appui sur plusieurs textes : Kant, AK. XIII, p. 600 ; E. Adickes, Kant as Naturforscher (Berlin, 1924), Bd. I, pp. 5, 57 (cité par A. Philonenko, in L’œuvre de Kant (t. I), op. cit., p. 15, n. 1).

[4] Cf. A. Philonenko, op. cit., p. 17.

[5] Avec ratio désignant la « raison logique » et causa la « raison réelle ».

[6] Op. cit., p. 28.

[7] Voltaire, Romans et contes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la pléiade », 1954, p. 565.

[8] Les textes de Kant qui caractérisent cette période sont les suivants (tous publiés entre 1755 et 1756) : Pensées sur la véritable évaluation des forces vives, Histoire universelle de la nature et théorie du ciel, Nouvelle explication des premiers principes de la connaissance métaphysique et la Monadologie physique. Ouvrages mentionnés par A. Philonenko, op. cit., p. 28.

[9] Mais à un Leibniz tronqué : Kant ne s’oppose qu’à la lecture que Wolff fait de Leibniz. En réalité, la critique kantienne est très proche de la théorie originale de Leibniz. Cf. J. Vuillemin, Physique et métaphysique kantiennes, Paris, 1955, pp. 122-123 ; E. Cassirer, Leibniz’ System in seinen wissenschaftlichen Grundlagen, Marbourg, 1902 ; A. Philonenko, op. cit., pp. 28-29, n. 2.

[10] A. Philonenko, op. cit., p. 29.

[11] J. Vuillemin déclarait justement : « si l’on ne retenait de la pensée kantienne que ses découvertes scientifiques, le seul écrit kantien qui mériterait d’être sauvé est précisément cette Histoire du ciel… » (op. cit., p. 116).

[12] Il paraît préférable d’user du terme « cosmogonique » puisque Kant y élabore une théorie sur la formation de l’univers – du grec kosmogonía, adjonction de kósmos (« monde » ou « univers ») et de gónos (« engendrement », à entendre comme « formation » dans ce cadre). 

[13] Depuis lors, la théorie développée porte le nom des deux penseurs, on parle de l’hypothèse de formation du monde de Kant et de Laplace. Mais E. Adickes fait remarquer que ces idées étaient largement développées à l’époque : Kant lui-même produit une amplification relative d’une conclusion dégagée par un écrit antérieur (T. Whright, An original theory of a new hypothesis of the universe, 1750). Plus ancien encore, J. H. Lambert publie ses Lettres cosmologiques sur l’organisation de l’univers en 1761 (dans lesquelles Lambert développe des vues similaires à celles de Kant), après l’écrit de Kant, mais les rédige en 1748, avant même la thèse de Whright. Pour plus de précision, voir E. Adickes, op. cit., p. 228 sq.

[14] Théorie derrière laquelle se réfugie Newton lorsqu’il ne parvient pas à expliquer pourquoi les globes célestes (les astres en général) ne s’effondrent pas les uns sur les autres, conséquence de la gravitation. Voir E. Adickes, op. cit., p. 211.

[15] E. Kant, Vorkritische Schriften bis 1768, herausgegeben von W. Weischedel (Werke), Bd. I, Insel-Verlag, 1960, p. 276. Trad. A. Philonenko, op. cit., p. 32.

[16] E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. Picavet, Paris, PUF, 1983, p. 173.

[17] E. Kant, Vorkritische Schriften bis 1768, op. cit., p. 343. Nous soulignons.

[18] Ibid., p. 235. Argument que nous pourrions relier, ou même devoir, à la scolastique thomiste si l’on considère sa proximité avec une des voies dont use Thomas afin de prouver l’existence de Dieu : la voie par l’ordre du monde. Le rapprochement complet n’est cependant pas pertinent, mais la preuve de cela demande un travail complet qui n’a pas sa place ici.

[19] Cf. L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu, 1763.

[20] Les textes de Kant qui symbolisent cette période sont les suivants : La fausse subtilité des quatre figures syllogistiques (1962), L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu (1763), Essai pour introduire dans la philosophie le concept des grandeurs négatives (1763), Observations sur le sentiment du beau et du sublime (1764), et la Recherche sur l’évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale (1764). Textes mentionnés par A. Philonenko, op. cit., p. 38.

[21] Voir E. Kant, Vorkritische Schriften bis 1768, op. cit., p. 609.

[22] Ibid., pp. 632-633. Et comme l’explique clairement Philonenko : « l’erreur fondamentale consiste à confondre le sens logique de la copule avec son sens existentiel. » (op. cit., p. 39).

[23] Ibid., p. 632.

[24] Ibid., p. 734. La deuxième preuve, la preuve cosmologique, est déjouée de la même façon puisqu’elle suppose la preuve ontologique – cf. A. Philonenko, op. cit., p. 40.

[25] A. Philonenko, op. cit., p. 41 ; cf. E. Kant, Vorkritische Schriften bis 1768, op. cit., pp. 638-639, 642 sq.

[26] Là-dessus, voir L. Goldmann, La communauté humaine et l’univers chez Kant, Paris, 1948, p. 70 : si la preuve kantienne de l’existence de Dieu est abandonnée, « elle deviendra l’idée de la démarche par laquelle la raison finie s’élève jusqu’à la notion de Dieu, jusqu’à l’Idéal de la Raison pure. » (A. Philonenko, idem).

[27] Kant s’attardera sur ce problème tout au long de son Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative dont l’essentiel des réflexions seront retranscrites et résumées au sein de la Critique de la raison pure (« Amphibologie des concepts de la réflexion », en appendice de « l’Analytique des principes »).

[28] E. Kant, Vorkritische Schriften bis 1768, op. cit., p. 836. Citation issue des Observations sur le sentiment du beau et du sublime, 1764.

[29] Ibid., p. 630 (in L’unique fondement possible d’une démonstration de l’existence de Dieu).

[30] Nous citons longuement Kant : « C’est la tâche de la philosophie que d’analyser les concepts qui sont donnés confusément, de les rendre adéquats et déterminés – mais celle des mathématiques est de combiner et de comparer les concepts donnés des grandeurs, qui sont clairs et certains, pour voir ce qui pourrait en être déduit. » (Ibid., p. 746).

[31] Kant affirme en effet : « la véritable méthode de la métaphysique est fondamentalement identique à celle que Newton a introduite en physique, et qui y a été d’un si utile succès. » (Ibid., p. 756).

[32] Comme le remarque justement E. Cassirer, Kant sépare ici la science physique de son origine mathématique (Das Erkenntnisproblem in der Philosophie und Wissenschaft der neueren Zeit, Berlin, Bd. II, 1922, p. 591). 

[33] Que Philonenko n’hésite pas à décrire comme tissu de « sottises » (op. cit., p. 51).

[34] Idem. Ce qui signifie également que le rapport rationnel au monde est d’ordre logique et gouverné par le principe de non-contradiction.

[35] A. Philonenko, op. cit., p. 52.

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