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La littérature ne cesse de servir d’exemple à la philosophie (ici prenons l’exemple de Hume citant Don Quichotte pour illustrer le raffinement du goût), mieux encore, la philosophie est née dans la littérature (on pense ici au poème de Parménide). Mais qu’en dire aujourd’hui ? L’époque contemporaine ne fait pas exception, Sartre concédait que dans tout texte philosophique « il y a une prose littéraire cachée » (Qu’est-ce que la littérature ?), et pour prendre un exemple plus symbolique, Jean-Louis Chrétien, au-delà de la philosophie, était poète. Passées ces précisions, il reste à le démontrer. Nous avons ici choisi de commenter un poème de Charles Baudelaire, plus précisément un extrait du poème « Le voyage », issu des Fleurs du mal. Sans faire l’affront de présenter Baudelaire, rappelons simplement qu’il s’agit d’un des poètes les plus importants de la modernité poétique, érigé par Paul Valéry en pionner de cette modernité, pour avoir notamment inspiré Rimbaud, Verlaine et Mallarmé. On reconnaît à Baudelaire deux choses : l’amour du beau qu’il illustre dans l’utilisation du vers classique qui est l’alexandrin (dans Les Fleurs du mal) contrebalancé par des images souvent violentes et laides (on pense alors au poème « Une charogne »). Aujourd’hui, nulle image déplaisante dans le poème choisi, il s’agit d’un extrait qu’il conviendra d’illustrer de nombreux exemples métaphysiques qui sonderont la profondeur de ses quelques strophes. Le but de cet exposé est bien de montrer en quoi un bon poème comporte un nombre conséquent d’implications philosophiques, et dans notre cadre, métaphysiques.

L’extrait choisi sera l’occasion d’une réflexion sur l’idée de limite opposée à l’illimité, autour d’une simple question : en quoi, pour Baudelaire, l’illimité se cache-t-il dans la limite ?

Premièrement, la limite qu’aborde Baudelaire est la limite même de la vision de l’homme, une limite inhérente à son cadre, par nature limité. Cette première limite est une limite sensible, il s’agit de la limite corporelle de l’homme ; mais cette limite ne sert qu’à révéler les limites dans lesquelles la beauté se montre. Ces limites de la beauté révèleront dans un deuxième temps la limite de l’entendement humain à recevoir ce don du Beau. Le thème de la vision poétique érigera dans un dernier temps la limite du poème pour manifester l’éternité des formes poétiques.

extrait, « Le voyage », Les Fleurs du mal.

III

Étonnants voyageurs ! quelles nobles histoires
Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers !
Montrez-nous les écrins de vos riches mémoires,
Ces bijoux merveilleux, faits d’astres et d’éthers.

Nous voulons voyager sans vapeur et sans voile !
Faites, pour égayer l’ennui de nos prisons,
Passer sur nos esprits, tendus comme une toile,
Vos souvenirs avec leurs cadres d’horizons.

Dites, qu’avez-vous vu ?

IV

” Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici.

La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant.

Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages.
Et toujours le désir nous rendait soucieux !

– La jouissance ajoute au désir de la force.
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

Grandiras-tu toujours, grand arbre plus vivace
Que le cyprès ? – Pourtant nous avons, avec soin,
Cueilli quelques croquis pour votre album vorace,
Frères qui trouvez beau tout ce qui vient de loin !

Nous avons salué des idoles à trompe ;
Des trônes constellés de joyaux lumineux ;
Des palais ouvragés dont la féerique pompe
Serait pour vos banquiers un rêve ruineux ;

” Des costumes qui sont pour les yeux une ivresse ;
Des femmes dont les dents et les ongles sont teints,
Et des jongleurs savants que le serpent caresse. “

I) La limite du cadre

L’image du cadre est chère à Baudelaire. Le cadre en tant qu’il limite la vue en la concentrant sur une vision particulière et empêche la divagation poussée et aveuglante au premier sens du terme : c’est en ce sens que le v. 8 évoque les « cadres d’horizons », la limite extrême à la vision de l’homme sur la Terre qui ne saurait dépasser l’horizon. Définir un cadre à sa pensée (et dans le cadre du poème, cette remarque est saisissante) permet d’approfondir le plus précisément possible le sujet que traite le philosophe et permet, en dernière instance, de sculpter le concept, qui est un « cadre » en soi. La cadre découpe ce qui est vu en une portion limitée du visible en forçant le voyant à mieux voir ce qui est pointé du doigt :

« [250c] (…) Je reviens à la beauté. Elle brillait alors, comme nous le disions, [250d] parmi toutes les autres essences. Tombés en ce monde, nous l’avons reconnue plus distinctement que toutes les autres par l’intermédiaire du plus lumineux de nos sens. La vue est en effet le plus subtil des organes du corps ; cependant elle n’aperçoit pas la sagesse, car nous sentirions naître en nous pour elle d’incroyables amours, si son image ou les images des autres objets vraiment aimables pouvaient se présenter à nos yeux aussi distinctement que celle de la beauté. Seule la beauté a reçu en partage d’être à la fois la chose la plus manifeste (ἐκφανέστατον). » (Phèdre, 250 c-d)

S’il semble facile de voir dans cette réduction du regard à une portion du phénomène visible une sorte de réduction phénoménologique, une approche du phénomène pur, retenons que l’analyse philosophique de Baudelaire sera concentrera essentiellement sur un parallèle métaphysique et non phénoménologique. Il semble néanmoins important de noter les accointances entre poétique baudelairienne et phénoménologie.

Dans la vision de l’objet, retenons que ce qui est le plus manifeste, c’est-à-dire ce qui apparaît immédiatement, n’épuise pas le phénomène et n’est qu’une façade peu intéressante en vue de quelque chose de caché au sein même de l’apparition. Rappelons le quatrain : 

« Nous avons vu des astres
Et des flots ; nous avons vu des sables aussi ;
Et, malgré bien des chocs et d’imprévus désastres,
Nous nous sommes souvent ennuyés, comme ici. »

Ici même, la notion de « chocs » renvoie aux limites imposées par le cadre de la vision : or l’apparition seule du cadre n’est pas l’intérêt qu’il faut déceler. En réalité, la vision concentrée dans le cadre renferme un secret, et est seule susceptible d’être frappée de beauté.

Cette notion baudelairienne du cadre révélant la beauté est à mettre en relation immédiate avec la philosophie esthétique kantienne. Si le vu en tant qu’il est limité révèle la forme de l’objet par la concentration accrue du voyant, le cadre révèle le concept vu et donc pensé : la limite imposée est une métonymie de la limite de l’entendement humain. Or parler en ces termes met en exergue la nécessité de recourir à la troisième Critique de Kant. Ce dernier affirme dans le §23 de « l’Analytique du sublime » (Critique de la faculté de juger, II) que :

« Le beau de la nature (Das Schöne der Natur) concerne la forme de l’objet, qui consiste dans la limitation ; en revanche le sublime pourra être trouvé aussi dans un objet informe, pour autant que l’illimité (Unbegrenzenheit) sera représenté en lui ou grâce à lui et que néanmoins s’y ajoutera par la pensée la notion de
sa totalité : ainsi le beau semble convenir à la représentation d’un concept indéterminé subordonné à l’entendement, et le sublime, à celle d’un concept indéterminé de la raison. »

II) Limite du Beau

Ainsi, on remarque immédiatement l’importance de la forme dans la désignation d’un objet : la forme (εἶδος) est une limite, la forme borne l’objet à apparaître selon des limitations spatiales, et cette limite me limite (il m’est impossible de voir toutes les faces du cube en même temps, de la même façon qu’il ne m’est pas permis de voir le monde dans son entièreté). Mais cette simple limitation spatiale de l’objet n’est pas suffisante pour le définir, car la forme désigne également la substance (οὐσία) de l’objet : ce qui ordonne la matière dont est constituée l’objet et définit son essence. Or, aussi bien l’εἶδος que l’οὐσία définissent à leur manière la limite inhérente à l’objet. Toutefois, dans la citation de Kant, on remarque facilement l’opposition du Beau au sublime qui tient précisément à l’idée même de limite. Si le Beau kantien peut être le Beau de Baudelaire, en tant qu’il s’inscrit dans la limite, le sublime s’arrache à cette interprétation. Kant définit le sublime comme l’illimité (Unbegrenzenheit), mais aussi, et logiquement comme « ce qui est dépourvu de forme » (Formlosigkeit) au paragraphe 24 de la Critique de la faculté de juger. Notons ici, que « ce qui est dépourvu de forme » est ce qui sera associé au monstrueux, le difforme. Or le sublime baudelairien n’est pas l’occasion de l’illimité ni du difforme, mais bien le lieu de la limite, donc de la forme : le sublime s’épanouit dans la forme. Afin d’illustrer cette idée, et pour continuer notre propos sur une note plus légère, référons-nous à un texte peu connu de Baudelaire, « éloge du maquillage » issu du Peintre de la vie moderne. Parlant de la profondeur des yeux, Baudelaire écrit :

« [ce] cadre noir rend le regard plus profond et plus singulier, [et] donne à l’œil une apparence plus décidée de fenêtre ouverte sur l’infini »

L’expression de « fenêtre ouverte sur l’infini » apparaît comme l’antithèse pure du projet kantien car le sublime qui, chez Kant, transcende notre entendement, est ici accessible au sein même de la forme vue et contemplée. L’illimité se cache donc dans la limite, mieux : la limite est condition de l’illimité, tout comme le beau devient premier au sublime. Mais revenons à notre poème. Dans les premiers vers on peut lire « Nous lisons dans vos yeux profonds comme les mers ! » : si l’œil est délimité, ce qu’il recèle a des parfums d’infini dans lesquels il faut plonger. Mais plongez dans la mer ! Non la côte, mais la haute mer : si vous savez qu’elle possède un fond, il vous est impossible d’en juger de votre seul perception. Le fond de la mer est indiscernable car il est trop pro-fond. La notion d’ἄπειρον (« illimité ») introduite par Anaximandre comme principe du monde (ἀρχή) était souvent employée par les grecs pour désigner la mer : la mer qui semble, par notre perception, infinie.

Ce soupçon de l’illimité dans la limite se cristallise dans l’image (du latin imago qui signifie « ce qui est représenté », et donc ce qui m’apparaît et que je cadre) qui devient dès lors l’union de la limite et de l’illimité, la limite comme forme intrinsèque à l’image, et l’illimité dans son pouvoir d’évocation, dans le puits sans fond qu’elle semble cacher : ainsi l’image prend une figure sainte et semble murmurer au contemplateur « J’ai encore beaucoup de choses à vous dire, mais vous ne pouvez jusqu’à maintenant les supporter. » (Jn, 16 :12). Le pressentiment de l’infini dans l’image n’est pas anodin : le contemplateur n’en ressort pas indemne car l’absence de limite provoque un vertige inévitable. L’effroi de l’infini dans la limite était déjà présent, avant Baudelaire, dans les poèmes de Hölderlin :

« Si simples sont les images, si saintes que souvent l’effroi effectivement saisit, de les décrire. »

Et Jean-Luc Marion note ici que « Dire le « surgissement » à la visibilité de l’invisible implique que l’effroi auréole le visible. L’homme, dont la pureté doit endurer l’esprit, s’offre aussi bien à l’effroi, parce que l’effroi sourd la mise en image. L’homme doit endurer cet effroi autant qu’il accueille poétiquement l’image. » (L’idole et la distance, §8, « L’image mesurée »). Et Baudelaire d’ajouter dans le poème commenté :

« La gloire du soleil sur la mer violette,
La gloire des cités dans le soleil couchant,
Allumaient dans nos cœurs une ardeur inquiète
De plonger dans un ciel au reflet alléchant. »

III) La forme poétique révélant l’infini

Mais le poète est, par excellence, celui qui accueille poétiquement l’image et la profondeur de l’infini dans lequel il se mire, lui qui n’est plus charmé par l’apparence première de l’objet, l’image telle qu’elle est la plus manifeste (ἐκφανέστατον). Ainsi, Baudelaire nous enseigne qu’il est nécessaire d’apprivoiser l’illimité en l’informant : c’est-à-dire en lui donnant une forme, en l’enfermant dans la limite. De cette façon, le croyant enfermera l’absolu de Dieu dans une icône (par une influence plus orientaliste, Baudelaire note ici dans le poème que les voyageurs ont « salué des idoles à trompe »), ainsi le poète enfermera ses visions dans des poèmes. Le poème codifié est le cadre parfait qui enferme des visions sans limites, Baudelaire n’est-il pas celui qui affirme dans sa lettre à Armand Fraisse datée du 18 février 1860 que « Parce que la forme est contraignante, l’idée jaillit plus intense. » ?

Ainsi cette importance de la forme poétique codifiée témoigne d’un besoin de méthode, or l’usage d’une méthode, en particulier en métaphysique, porte un lourd héritage. Il est possible dans ce cas de considérer une interprétation cartésienne de la méthode poétique baudelairienne, non pas du point de vue des étapes de cette méthode (la règle de l’évidence, la règle de l’analyse, la règle de l’ordre et enfin la règle du dénombrement), mais au sujet de son but, à savoir l’atteinte de la vérité. Toutefois, si les règles de la méthode ne sont pas les même chez Descartes et chez Baudelaire, la rigueur résonne dans leurs textes respectifs (nous pensons ici au Baudelaire des Fleurs du mal). C’est par la rigueur que le philosophe cartésien atteint la vérité, qu’on associera au beau dans le cas du poète. La méthode poétique rigoureuse de Baudelaire, lui-même l’évoque comme opposée aux rêveries, comme une carapace sensible qui tend à l’intelligible, mais une carapace sensible nécessaire pour l’homme (a fortiori pour le poète) à l’atteinte de cette beauté désirée :

– La jouissance ajoute au désir de la force. 
Désir, vieil arbre à qui le plaisir sert d’engrais,
Cependant que grossit et durcit ton écorce,
Tes branches veulent voir le soleil de plus près !

L’écorce de l’arbre est une image de cette méthode qui durcit et s’épaissit, et on voit alors que tandis que cette méthode semble prendre de plus en plus de place, le soupçon du Beau intelligible éclaire ses branches et amusent l’arbre frêle. Le poète, et le philosophe cartésien sont semblables à cet arbre, tout comme Baudelaire compare le poète à cet oiseau des mers dans un poème bien connu des Fleurs du mal :

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

Le poète et le philosophe qui cherchent la vérité dans la méthode sont, plus que des arbres dont durcit l’écorce, des oiseaux qui tutoient le ciel mais qui, par leur nature profondément humaine, c’est-à-dire sensible et limitée, sont exilés sur le sol « au milieu des huées ». Le poète et le philosophe souffrent leurs « ailes de géant » qui sont leurs visions métaphysiques, qui parfois refusent même l’expression. Citons ici Rimbaud dans un passage bien connu de sa lettre à Paul Demeny datée du 15 mai 1871 :

« Puisqu’il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu’aucun ! Il arrive à l’inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l’intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu’il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d’autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l’autre s’est affaissé ! »

Ainsi, l’intelligence des visions du poète échappe souvent à la description basique, mais c’est certainement dans le poème qu’il est possible de l’exprimer. On remarque alors peut être que ce qui permet l’exactitude de l’expression est l’immatérialité, n’en déplaise à Francis Ponge. L’immatérialité convient fort bien au poète, en particulier symboliste (ce que Baudelaire n’est que peu, mais qui se retrouve parfaitement chez Rimbaud, Verlaine ou Mallarmé), et au philosophe grec. Aristote affirme au sujet de l’exactitude mathématique, qui convient ici au poème :

« La précision mathématique n’est pas exigible en tous les domaines, mais en ceux seulement qui ne comportent pas de matière » (Métaphysique, α 3, 995 a 14-16).

Et Baudelaire de rajouter dans le poème :

« Les plus riches cités, les plus grands paysages,
Jamais ne contenaient l’attrait mystérieux
De ceux que le hasard fait avec les nuages. »

Le hasard se mêle aux nuages et dans des formes qui se passent de toute description matérielle : ainsi la seule forme que trouve Baudelaire et qu’il chante est la forme du poète. Tout comme l’infini s’est inscrit dans le fini, le poète parvient à enfermer l’éternité intelligible dans un fragment sensible frêle, fragile, dans un poème écrit sur une feuille de papier. C’est l’image qui sert le poète et crée le poète au milieu des rythmes poétiques : le poème est moins création que chanson qui forme l’informe, car la musique est plus originaire que la parole. Le poète est l’homme confondu entre les images, souvenons-nous donc des belles paroles de René Char :

« Ici l’image mâle poursuit sans se lasser l’image femelle, ou inversement. Quand elles réussissent à s’atteindre, c’est là-bas la mort du créateur et la naissance du poète. »

R. Char, « Moulin premier », XXXVIII, Le marteau sans maître.

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