Arthur Rimbaud, le déshabité.

– Cet article fut initialement publié dans le premier numéro de la revue “A mi-chemin” le 20 avril 2022 –


L’œuvre d’Arthur Rimbaud ainsi que sa vie sont des tentatives désespérées pour échapper à l’inertie de l’habitation. La poésie rimbaldienne est un véritable éloge de la fuite. Le poète échafaude continuellement une échappatoire hors du monde. Or Rimbaud se heurte à un obstacle : le monde. Le poète, même dans sa fuite constante, ne peut échapper à l’évidence du monde qui, s’il ne le perçoit pas comme habitation, jaillit en habitat nécessaire. La question primordiale de l’œuvre de Rimbaud est donc la suivante : le poète peut-il, par l’intermédiaire de la poésie, s’échapper du monde, Arthur Rimbaud est-il le déshabité ?


« Parce que le propre de la parole poétique est de renouveler et perpétuer en elle le moment apertural de la langue, la poésie a originairement affaire avec l’espace[1]. »

D’où vient le désir, propre à Arthur Rimbaud, de déshabiter le monde ? Plus qu’un désir, parlons d’une véritable pulsion de destruction du monde, un monde inerte et fade qui semble avoir perdu le merveilleux qui l’enchantait du temps que « l’Homme était chaste et doux[2] ». Qu’est devenu l’homme ? Nul poète ne fut plus répugné de son sort que Rimbaud : l’humanité est l’histoire d’un abandon, l’abandon de Dieu. Mais fort de cet abandon, c’est la réaction abjecte de l’homme qui répugne le poète : « Misère ! Maintenant il dit : Je sais les choses, / […] – Et pourtant, plus de dieux ! plus de dieux ! L’Homme est Roi / L’Homme est Dieu ![3] » Certes, l’homme a péché à l’origine et n’est plus le bienvenu dans le Jardin de Dieu : il est jeté sur la Terre, condamné à demeurer, ou plutôt devrions-nous dire à y habiter. L’homme est celui qui forge la terre, celui qui bâtit, celui qui érige ; mais il est aussi celui qui se bat, celui qui tue, celui qui salit, celui qui meurt. L’homme s’est enlaidi en péchant et s’est encombré des malheurs de la vie humaine : « Oui l’Homme est triste et laid, triste sous le ciel vaste, / Il a des vêtements, parce qu’il n’est plus chaste, / Parce qu’il a sali son fier buste de dieu[4]. » La rage de Rimbaud envers l’homme s’attache à sa conviction que le fait d’être homme est un véritable défaut : « C’est que la voix des mers folles, immense râle, / Brisant ton sein d’enfant, trop humain et trop doux [5]. »

Or être homme, c’est habiter la Terre. Martin Heidegger nous livre une précision étymologique tout à fait intéressante dans une conférence prononcée au mois d’août 1951 à Darmstadt intitulée « Bâtir habiter penser ». Bien que les langues de Rimbaud et de Heidegger diffèrent, la remarque de Heidegger éclaire semble-t-il un postulat poétique rimbaldien fondamental :

Le vieux mot bauen, auquel se rattache bin, nous répond : « je suis », « tu es », veulent dire : j’habite, tu habites. La façon dont tu es et dont je suis, la manière dont nous autres hommes sommes sur terre est le buan, l’habitation. Être homme veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter[6].

Or Rimbaud affirme dès ses poèmes de jeunesse que, si le rapport de l’homme à la terre est un rapport immédiatement pratique, qu’on peut relier au concept de quotidienneté chez Heidegger, est un rapport radicalement pauvre et douloureux, un rapport antinomique par rapport à la joie et au bonheur divins qui berçaient l’homme dans le Jardin : « Et quand nous avons mis le pays en sillons, / Quand nous avions laissé dans cette terre noire / Un peu de notre chair… nous avions un pourboire[7]. » La chair laissée dans les sillons de terre noire est un rapport immédiat au monde perçu, c’est un rapport éminemment phénoménologique. Avec Erwin Straus, on peut affirmer que cet instant de communion sensible avec le monde autour d’un acte est le moment pathique de mon rapport au monde, qui est « l’état le plus originaire du vécu[8] ». C’est dans la chair délivrée du monde qui l’affecte que celui-ci s’ouvre pour le poète : « Tout sentir est un ressentir qui comporte un moment pathique, dans la tonalité duquel nous communiquons avec la phénoménalité du monde entier.[9] » La misère de l’homme est si grande qu’il habite un monde qu’il n’entrevoit qu’à travers le prisme de son habitation et qu’en cela, il détruit, il déforme : « […] ô sales fous / Dont le travail divin déforme encor les mondes[10]. » Mais quelle solution présenter face à ce problème majeur ? Comment fuir la condition même de l’homme qui semble déformer le monde par le seul fait d’exister ? S’il faut sauver le monde de sa dégradation subjective et humanisée alors même que l’humanité déforme le monde par nature, il semble que l’homme doit mourir, mourir comme celui-là même qui exista dans le Jardin et fut dégradé par l’expérience du monde. Dans une perspective rimbaldienne, l’éventualité d’une mort de l’homme est, par ailleurs, réjouissante puisqu’elle permet à l’âme d’échapper à la prison du monde et d’accéder à un paradis de formes intelligibles. Si une interprétation poussée de l’œuvre de Rimbaud est permise, il semble que certains vers évoquent une dimension suprasensible de la réalité, théorie centrale de l’œuvre de Platon : « Et monter lentement, dans un immense amour, / De la prison terrestre à la beauté du jour[11] » ; ou encore, lorsque Rimbaud peint ce soldat mort qui « dort dans le soleil[12] » ; ou bien même lorsque le poète semble évoquer le rapport entre le monde sensible et la sphère de l’intelligible : « Le soleil expia de ses poumons ardents / Les boulevards qu’un soir comblèrent les barbares. / Voilà la Cité belle assise à l’occident ![13] ».  Plusieurs vers de Rimbaud laissent penser que la mort libère l’homme de son défaut d’origine : « Ô Mort mystérieuse, ô sœur de charité[14] » ; « La Nuit vient, noir pirate aux cieux d’or débarquant[15] » ; « Un frisson surhumain qui retourne : “Je meurs…”[16] ». Que la mort apporte la délivrance, c’est entendu, mais au sein d’un monde dans lequel il nous faut habiter, on ne saurait la préconiser comme salut. La question fondamentale semble donc être la suivante : comment peut-on fuir la réalité vulgaire en tant qu’homme, comment peut-on déshabiter le monde ?

Déshabiter le monde, cela signifie s’échapper de la réalité vulgaire et subjective que nous offrent nos yeux imparfaits : l’homme, alors, pourra atteindre le monde pur, le monde qui n’a pas encore pâti de l’agir et de la conscience de l’homme. Dans sa fameuse lettre du 15 mai 1871, une des lettres dites « du voyant », Rimbaud annonce à Paul Demeny l’essence de sa méthode poétique qui opère une véritable métamorphose du rapport du poète au monde : « Je dis qu’il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long, immense, raisonné dérèglement de tous les sens.[17] » Le propos de la lettre est d’une obscure clarté : on comprend que Rimbaud échappe au monde vulgaire et à l’habitation (c’est-à-dire à l’humanisation du monde) par la vision poétique, éclair à la fois mystique et méthodique qui implique la destruction de toute cohérence sensorielle. Or ce qui fonde notre subjectivité, c’est le lien qui s’établit entre nos différents sens, le raisonné dérèglement de tous les sens permet alors de revenir à un monde pur, un monde intact : « C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté.[18] » Par ce retour à un monde intact, la vision mystique de Rimbaud s’approche, du moins en apparence et dans l’intuition poétique, d’une certaine idée de la Lebenswelt (« monde de la vie ») husserlienne : un monde que nous avons progressivement quitté par l’impureté de l’homme, mais qu’il faut tendre à retrouver : « La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au monde.[19] »

Mais qu’a-t-il vu ? Dans la vision poétique, il nous faut nous demander ce que Rimbaud a trouvé, peut-être par hasard… Il est inutile de rappeler toutes les études faites sur l’œuvre rimbaldienne et sur l’homme : on le décrit comme un incroyant qui, au crépuscule de sa vie, s’est confessé en agonisant. Or c’est avouer qu’on a mal lu Rimbaud, car en effet, la vision poétique s’est changée en vision mystique, quasiment en révélation. Rimbaud est celui qui, dans la vision, « [dit] adieu au monde dans d’espèces de romances[20] », et si le Poète salue le monde, c’est à l’intérieur même de celui-ci qu’il trouva sa consolation à travers le Christ : « Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice.[21] » Enfin, Rimbaud l’affirme, la vision lui a donné l’intelligence de l’existence de Dieu : « Par l’esprit on va à Dieu ![22] »

L’itinéraire de Rimbaud est l’itinéraire d’un fugueur qui, non content de fuir le domicile familial, décide de fuir le monde en ne résidant absolument nulle part. Or si le poète a désiré déshabiter le monde, il transmet dans ses poèmes la quintessence d’une jeunesse errante qui éleva la poésie à un tel point qu’elle s’est confondue avec la religion. Néanmoins, c’est par l’expérience du monde qu’il a pu le fuir : c’est pour cette raison, semble-t-il, que Rimbaud revient au monde à la fin de la Saison en enfer. Après avoir aperçu Dieu, l’homme est rendu sur la Terre, et Rimbaud l’arpentera dès lors, jusqu’à rendre son dernier souffle…  En tous cas, ne comptez pas que mon humeur deviendrait moins vagabonde. Au contraire. Si j’avais le moyen de voyager, sans être forcé de séjourner pour travailler et gagner l’existence, on ne me verrait pas deux mois à la même place. Le monde est plein de contrées magnifiques que les existences réunies de mille hommes ne suffiraient pas à visiter[23].


[1] H. Maldiney, « Espace et poésie », L’Art, l’éclair de l’être [1993], Paris, Cerf, coll. « Œuvres philosophiques », 2012, p. 121.

[2] A. Rimbaud, « Soleil et chair », I, Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 38.

[3] Idem.

[4] Idem.

[5] « Ophélie », Œuvres complètes, op. cit., p. 47.

[6] M. Heidegger, « Bâtir habiter penser » [1951], Essais et conférences, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1992, p. 173.

[7] A. Rimbaud, « Le forgeron », Œuvres complètes, op. cit., p. 97.

[8] E. Straus, « Les Formes du spatial. Leur signification pour la motricité et la perception », J.-F. Courtine (éd.), Figures de la subjectivité, trad. M. Gennart, Paris, Éditions du CNRS, 1992, p. 23 (traduction modifiée).

[9] H. Maldiney, « Espace et poésie », addendum, L’Art, l’éclair de l’être, op. cit., p. 139

[10] A. Rimbaud, « Les premières communions », VII, Œuvres complètes, op. cit., p. 142

[11] « Soleil et chair », II, ibid., p. 38.

[12] « Le dormeur du val », ibid., p. 112.

[13] « L’orgie parisienne », ibid., p. 127.

[14] « Les sœurs de charité », ibid., p. 135.

[15]  « Les premières communions », I, ibid., p. 140.

[16] « Les premières communions », III, idem.

[17] Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871, ibid., p. 344.

[18] « L’impossible », ibid., p. 273.

[19] « Délires », I, ibid., p. 260.

[20] « Délires », II, ibid., p. 265.

[21] Ibid., p. 268.

[22] « L’impossible », ibid., p. 273.

[23]  Lettre d’Arthur Rimbaud à sa famille du 15 janvier 1885, ibid., p. 558.