La générosité, derrière l’aspect clair du concept et de ce qu’il désigne, est un terme polysémique qui recouvre une multitude d’acceptions. Du latin generositas, il signifiait alors « noblesse », ou désignait une « bonne origine ». En un sens ancien, la générosité désignait l’élan de vaillance, un acte courageux. Voilà qui est fort éloigné du sens commun. En effet, le terme de générosité est couramment employé pour désigner une vertu, la vertu de celui qui offre sans compter, non pas uniquement des biens matériels (puisqu’il n’est pas rare de parler d’un homme généreux lorsque celui-ci partage ses possessions), mais donne aussi « de sa personne », tour à tour par son hospitalité, par son talent, par le temps qu’il offrira aux autres. Être généreux signifie donc la propre offre de soi, le don de soi : son envers est l’égoïsme. De même, la générosité peut se dire, non pas du sujet, mais de l’objet. Ainsi, goûtant un bon vin, dégustant un bon plat, je pourrai sans peine affirmer que le vin que je goûte est généreux, de même du banquet auquel je suis convié.
Comment penser l’unité de ces différentes définitions ? Il semble pour le moment que ce terme si clair soit devenu quelque peu opaque, en ce qu’il ne désigne plus seulement la générosité de l’honnête homme, la bonhomie. Si nous revenons au premier sens du terme, le sens ancien, il semble que la générosité n’est qu’une inscription en nous de ce qui nous définit. La generositas désigne tour à tour, comme nous l’avons dit, la noblesse, l’excellence. Si nous démêlons quelque peu le terme latin, generositas est formé de generosus et du suffixe -itas ; et le terme generosus permet la précision selon laquelle la noblesse indiquée dans la generositas est une noblesse de sang, ou bien une noblesse acquise, en somme, une noblesse aristocratique. Et si nous pénétrons plus en avant dans l’étymologie, nous ne pouvons que le confirmer, et même écarter la possibilité d’une noblesse acquise, puisque generosus est composé du terme genus et du suffixe -osus : genus signifie la naissance, ou parfois directement l’enfant né. En lien avec le terme gigno, signifiant « engendrer » ou « générer », le genus est directement lié au terme grec genesis qui désigne également la naissance, ou de façon transparente, la genèse. Ce détour étymologique nous permet de saisir la particularité du premier sens de la générosité : celle-ci est une acquisition de naissance, elle est une inscription ontologique en l’homme, déterminé dès l’origine. Seront généreux les hommes nobles, généreuses les femmes nobles. Mais cela révèle aussi négativement l’impossibilité pour le roturier d’être généreux. Ainsi, ou bien la naissance nous permet d’être généreux, donc noble, ou bien ces deux termes doivent être refusés, en regard de cette même naissance.
C’est, semble-t-il, ce sens étymologique que nous venons d’excaver qui est à l’origine de la première définition, ancienne, de la générosité. Cette acception, éminemment littéraire, veut que la générosité soit assimilable à la bravoure ou au courage. Mais comment peut-on trouver là accointance avec la racine du terme, dès lors que celle-ci énonce que la générosité ne peut naître que de la seule naissance ? Comment considérer que le courage, ou la vaillance, ne puissent pas s’observer du côté du paysan, ou du soldat (qui souvent n’est pas noble) ? Nous devons ici préciser ce qu’il faut entendre par naissance. Que la générosité soit liée à la naissance, c’est entendu, mais que faut-il comprendre ? En réalité, la générosité n’est pas tant une vertu de naissance qu’une vertu naissante en nous. Ou encore, la noblesse que l’homme généreux revêt ne doit plus être considérée comme une noblesse de rang, de la même façon que nous pouvons distinguer politiquement ou socialement, sous l’Ancien Régime, le noble du paysan, mais une noblesse d’âme, une grandeur d’âme. Il n’est pas ici de question de l’engendrement de la chair, il est question de la formation de l’âme. La générosité, en ce sens ancien, est donc la vertu d’une âme bien née, une âme noble, admirable. C’est à la genèse de l’individu qu’apparaît la générosité, ou plutôt il semble que la générosité s’engendre elle-même au cœur de l’individu. L’archétype de l’homme généreux, en ce sens ancien, est la figure du chevalier, l’homme qui a le sens de l’honneur. Nous trouvons une phrase éclairante à ce sujet dans le roman Le disciple (1889) de Paul Bourget : « Ce brigand déployait soudain une générosité de gentilhomme à ne pas prononcer un mot dont fût souillée la mémoire de celle qu’il avait attirée dans un si détestable guet-apens. » L’expression de Bourget est très intéressante puisque rapproche les termes de « gentilhomme » et de « générosité » : d’un côté, le gentilhomme est le noble de naissance, celui qui accède à la noblesse par son sang, et de l’autre – comme nous venons de l’élaborer – la générosité désigne la noblesse acquise, la noblesse d’âme. Ainsi, le gentilhomme généreux polarise l’ensemble de la noblesse : celle de son sang et celle de son âme, sa générosité.
Cette générosité, entendue comme la grandeur d’âme, semble revêtir un caractère que nous nommons, non sans risque, transcendantal. En quel sens faut-il l’entendre ? Puisque cette générosité naît au creux de l’âme et dirige l’âme dans chacune de ses actions à la façon d’un guide, considérons que la générosité n’est pas un acte, pas encore, mais est la condition de possibilité de l’acte généreux. La générosité ouvre la possibilité, pour l’homme généreux d’agir généreusement, et cela exclut du même coup la possibilité d’un acte généreux fortuit qui pourra apparaître hasardeusement. Ainsi, tout acte généreux n’est envisageable qu’à la lumière de cette bonne naissance, qu’au sein d’une bonne âme, d’une âme généreuse au sens transcendantal du terme.
Il paraît fondamental de préciser ce que nous entendons par « transcendantal ». La définition basique, que nous venons d’effleurer, consiste à définir le transcendantal comme ce qui permet la positivité d’un acte. Tournons-nous, si vous le voulez bien, vers le père du concept : Kant. Dans l’histoire de la philosophie, c’est bien Kant qui élabore cette théorie du transcendantal comme condition de possibilité : dans la Critique de la raison pure, Kant interroge la condition de possibilité de toute connaissance en général. Lorsque j’appréhende un objet, il convient de savoir ce qui me permet de l’identifier comme tel, avant même l’expérience. C’est l’étude de cette antériorité, de cet a priori comme le nomme Kant, qui permettra l’intelligence de cette connaissance. Le transcendantal est pluriel. Dans la vision de l’objet, intervient tout d’abord la faculté de l’intuition qui appréhende la donation sensible sans distinguer en elle une quelconque forme. La condition de possibilité de cette appréhension est programmée selon deux termes que Kant nomme « formes a priori de la sensibilité » : l’espace et le temps. On comprend aisément ceci, puisqu’il serait bien difficile de saisir une donation sensible si celle-ci doit excéder l’espace ou le temps. Puis, succédant à l’intuition, le rôle de l’entendement (autre faculté de la raison) est de mettre en forme ce donné sensible capté par l’intuition. Pour cela, l’entendement dispose d’un certain nombre de concept a priori que nous nommons, à la suite de Kant, les « catégories de l’entendement » (par exemple : l’unité, la pluralité, la causalité, etc.). Tous ces éléments participent du transcendantal, c’est-à-dire qu’ils interviennent avant même que nous puissions rationaliser ce que nous voyons, avant même de pouvoir connaître.
Maintenant que le terme de transcendantal est mis en lumière, nous pouvons revenir à la générosité. Comme dit précédemment, si nous considérons la possibilité de poser un acte généreux, il nous faut nous demander comment cet acte est possible et à qui celui-ci est possible – qui peut agir généreusement ? La générosité, considérée comme caractère de l’âme bien née, doit agir comme ce transcendantal que nous recherchons, comme la condition de possibilité de l’acte généreux, la condition sine qua non pour l’homme qui veut agir généreusement. Encore que, s’il « veut » agir généreusement, il nous faudra considérer qu’il possède déjà cet a priori en lui. Dès lors, doit-on esquisser une différence entre le généreux transcendantal et l’acte généreux ? Si le premier sens de la générosité est le sens transcendantal, il faut immédiatement remarquer qu’il n’est pas possible de l’apprécier en lui-même : je ne sais pas différencier, lorsque je marche dans la rue, qui des personnes que je croise sera généreux ou généreuse, ni même à l’inverse, qui sera égoïste ou avare. La générosité doit donc nécessairement être observée dans un acte qui l’illustre, ou dans un ensemble d’actes, dans un habitus.
De façon classique, nous apprécions la générosité lorsqu’elle se manifeste à nous, par exemple dans le don ou dans l’offrande : lorsqu’un ami nous invite au restaurant par exemple. On remarque immédiatement que l’acte généreux est bien souvent un acte pécunier, qui implique une monnaie : nous offrons des choses, des cadeaux, etc. En ce premier sens classique de l’acte généreux, celui-ci désigne donc la disposition à donner largement, à offrir à l’autre une chose que nous possédons pour nous-même. Parmi la multitude d’exemples que nous pourrions fournir à une telle situation, nous choisissons de citer une phrase de Jacques de Lacretelle dans le célèbre roman Silbermann (1922) : « Il avait toujours la poche pleine d’argent, et sa générositéà mon égard, quand nous sortions ensemble, me faisait souvent rougir. » L’intérêt d’une telle citation, bien que basique, est qu’elle illustre le rapport pécunier que nous pouvons entretenir avec la générosité : est généreux celui qui se dépossède de son argent afin qu’autrui puisse en jouir. L’acte généreux, à la différence de l’acte égoïste (on peut même discuter cela, l’égoïsme n’est-il pas justement une absence d’acte ?), est altruiste. Le généreux a le souci de l’autre – condition transcendantale – et agit pour son bienfait – acte généreux.
Nous pourrions ajouter un élément que nous avons consciencieusement évité : est altruiste celui qui agit pour le bien d’autrui de façon désintéressée. En effet, on ne saurait guère apprécier la générosité d’un acte qui demande une contrepartie : le don ne serait plus don, il serait un simple échange. Or le véritable don implique justement le désintéressement : désintéressement en cela que le généreux n’attend aucune contrepartie au don, mais aussi désintéressement de soi au profit de l’autre. Ce nœud de développement change la générosité en énigme. Pourquoi ? Après tout, notre vie quotidienne nous amène à rencontrer une multitude de personnes généreuses qui n’attendent aucune contrepartie à un service. Mais il nous faut remarquer que le généreux apparaît plus souvent dans certains cercles : un membre de notre famille sera, en ce sens, plus enclin à agir généreusement à notre égard qu’un inconnu. La générosité semble avoir un prix, outre la dépossession qu’elle implique : le généreux ne sera pas nécessairement généreux vis-à-vis de tout le monde. En ce sens, nous pourrions envisager que la générosité doit être méritée, qu’elle ne peut être adressée qu’à une personne digne. Or penser une telle chose nous conduit dans une impasse. En effet, comment penser un acte généreux qui ne s’adresse qu’à certaines personnes choisies ? Ne pouvons-nous pas discerner quelque intérêt ? Certes oui : le choix la personne avec qui nous sommes généreux est symboliquement intéressé. En ce sens, peut-être suis-je généreux avec les personnes que j’aime dans le but qu’elles m’aiment plus encore ?
Nous sommes confrontés à un problème de taille : comment considérer l’existence de l’acte généreux, si tant est que cet acte est en droit désintéressé, alors même qu’il est, dans les faits, orienté vers quelque intérêt ? Où se situe le nœud du problème ? Il se situe dans la conscience de l’acte en lui-même : si le « généreux » prend conscience de la générosité de son acte, cet acte sera nécessairement hypocrite puisqu’il exigera une contrepartie. L’expérience même nous montre qu’il est bien plus admirable d’avoir affaire à un homme qui n’a pas la conscience d’être généreux plutôt qu’un homme qui se plaît à s’étendre sur ses moyens, quitte même à en faire profiter les autres. Nous retombons ici sur nos pattes, puisque cette « disposition naturelle » à la générosité est un écho direct à notre esquisse de la générosité transcendantale : elle doit être inscrite en nous, antérieurement à toute connaissance, afin que l’acte généreux puisse apparaître. C’est parce que la générosité est devenue condition de possibilité de son agir que le généreux s’ignore « comme généreux » : son action est ancrée dans cette disposition naturelle à la générosité, ainsi tout acte qu’il posera sera nécessairement généreux.
Mais généreux par rapport à quoi, ou plutôt à qui ? Cela semble aller de soi : nul n’est généreux vis-à-vis de soi-même, cela ne veut, pour l’instant, rien dire. L’acte généreux est orienté en dehors de soi, vers l’autre, et cet autre est considéré comme la fin de l’action. Il n’y a pas d’intermédiaire : l’acte généreux s’ignore comme généreux et agit dans le sens de l’autre, de son intérêt ou de sa jouissance personnelle. Ainsi, il convient de remarquer que la générosité, en ce sens, est un acte d’amour, un acte d’amour de l’autre. Mais un acte ancré sur le fond de générosité transcendantale.
Mais que doit-on entendre par « amour » lorsque nous parlons de générosité ? Nous prendrons ici pour exemple les trois formes d’amour des Grecs : éros, philia et agapè.
Interrogeons-nous premièrement : la générosité a-t-elle trait au concept d’éros ? Dans Le banquet, Socrate rapporte les propos de Diotime concernant sa vision de l’amour – ici, éros. Selon Diotime, l’amour amène l’homme à désirer ce qu’il ne possède point (200 a) : ainsi, l’homme est naturellement poussé à aimer afin de combler ce manque originel. Quel est ce manque originel ? Ce manque originel est lié à la séparation de l’homme et de la femme : l’amour né de ce que ces deux êtres veulent retrouver l’unité dont ils jouissaient au commencement – à ce sujet, nous renvoyons au passage allant de 189 d à 193 d. Nous ne nous appesantissons pas sur ceci, puisqu’il est impossible, en regard de nos explications précédentes, de définir la générosité en fonction d’un manque. La générosité est pur don, elle ne naît pas d’une déception ni d’un vide. Il nous faut donc évacuer la possibilité d’une générosité comme expression de l’éros, mais nous notons tout de même que ce concept est marqué, chez Platon, par la volonté pour l’homme de se dépasser vers l’autre, ce qui pourrait faire l’objet d’un long développement que nous mettons ici de côté.
Deuxièmement : la générosité est-elle liée au concept de philia, terme souvent traduit par « amitié » ou « camaraderie » ? L’homme généreux est nécessairement généreux vis-à-vis de l’autre, l’autre avec lequel nous nous confrontons nécessairement, avec lequel nous partageons notre monde, duquel nous pouvons nous rapprocher. Tout homme se lie naturellement d’amitié avec d’autres hommes, aime son prochain d’un amour non-érotique. Ainsi, la philia se distingue de l’éros en ceci qu’elle n’est pas orientée vers un autre exclusif, avec lequel nous tendons à la réunion (par le mariage, ou par l’acte d’amour sexuel) ; au contraire, la philia, explique Aristote, désigne une relation d’affection et de bienveillance mutuelles : « à son ami, dit-on, on doit adresser de bons vœux dans le souci qu’on a de lui. Or ceux qui forment de bons vœux dans le souci de quelqu’un, on dit qu’ils sont bienveillants envers cette personne, mais pas qu’ils sont ses amis si le même souhait n’existe pas aussi de la part de la personne en question ; c’est que, pense-t-on, la bienveillance doit être réciproque pour faire une amitié. » (Ethique à Nicomaque, VIII, 3, 1155b30-34). Ainsi, la philia implique une forte réciprocité du sentiment d’amitié, sans quoi il ne peut exister entre deux hommes. Mais pour que l’amitié soit parfaite, il est nécessaire que les deux amis soient parfaitement vertueux et souhaitent le bien de leur prochain avant leur bien personnel : « De son côté, l’amitié achevée est celle des personnes de bien, c’est-à-dire de celles qui se ressemblent sur le plan de la vertu. Ce sont elles, en effet, qui se souhaitent pareillement du bien les unes aux autres en tant que personnes de bien et qui sont telles en elles-mêmes. » (Ibid., VIII, 4, 1156b5-10) et surtout « certains en effet, qui vivent ensemble, tirent leur joie l’un de l’autre et s’enrichissent de bienfaits mutuels (…) » (Ibid., VIII, 6, 1157b7). Il semble peu à peu que chaque phrase d’Aristote nous rapproche de la générosité telle que nous l’exposons. Mais il manque quelque chose : y a-t-il, selon Aristote, un intérêt à l’acte généreux dans la relation d’amitié ? Certainement pas, et le Stagirite le justifie : « (…) l’honnête homme est motivé par ce qui est beau, et plus il est vertueux plus il se laisse guider par ce mobile qui le fait agir dans le souci de son ami, laissant de côté son avantage personnel. » (Ibid., IX, 8, 1168a32-36). Cette phrase d’Aristote rassemble, semble-t-il, tout ce dont nous avons besoin dans le cadre de la générosité : d’une part elle est affiliée à l’honnête homme, celui qui possède une « bonne âme », et de l’autre elle est caractérisée par l’agir, l’acte généreux. Mais surtout, cet acte, pour qu’il soit parfait, doit être désintéressé, autrement il s’agirait d’un acte hypocrite et la relation ne serait plus considérée comme une relation d’amitié. Se peut-il que le terme de philia remplisse l’intégralité du sens de la générosité ? Peu s’en faut. Peut-être que l’étude du troisième concept nous rapprochera d’une définition complète.
Troisièmement, donc : la générosité doit-elle être rapprochée de l’agapè ? Avant toute chose, il est très difficile de traduire le terme agapè, puisqu’il s’agit d’un concept qui a traversé l’histoire de la pensée à travers un prisme biblique. Il est d’usage de traduire agapè par « charité », depuis que la Vulgate de Saint Jérôme est passée du grec au latin charitas[1]. En tant que telle, elle est une des trois vertus théologales, aux côtés de la foi et de l’espérance. Une des trois vertus cardinales qui guident l’existence du croyant. Le Nouveau Testament nous apprend toutefois que ces trois vertus ne sont pas situées sur le même plan, puisque la charité est supérieure aux deux autres : « Maintenant, la foi, l’espérance et la charité demeurent toutes trois, mais la plus grande est la charité. » (1 Corinthiens, 13, 13), ou encore « mais par-dessus tout, revêtez-vous de la charité, qui est le lien de la perfection. » (Colossiens, 3, 14). La charité est capitale puisqu’elle est la vertu qui engendre toutes les autres, et qui produit toutes les valeurs ; Saint Paul ajoute : « J’aurais beau parler la langue des hommes et des anges, si je n’ai pas de charité, je ne suis qu’un cuivre retentissant, une cymbale glapissante. » (1 Corinthiens, 13, 1). En outre, parmi les valeurs transmises par la charité, il n’est pas possible de nier que la générosité en fasse partie, dès lors qu’on se souvient des injonctions de Galates, 5, 14 ou de Romains, 13, 9, puisque le croyant doit aimer son prochain comme lui-même. Et Saint Paul d’ajouter : « La charité ne fait rien qui nuise au proche » (Romains, 13, 10). La générosité semble donc une condition nécessaire de l’inscription du croyant dans le monde. Ainsi, la philia n’était que l’expression en acte de cette inscription de la générosité en nous, en droit. La générosité n’est donc pas simplement liée à une seule forme d’amour : elle est au croisement de l’amitié et de la charité. Notons enfin que cette théorie ne peut que tendre à se justifier, puisque le terme grec agapè est issu des termes hébreux ahaba et hessed, hessed signifiant « générosité ».
Si nous récapitulons, la générosité est donc engendrée par l’amitié, elle-même inscrite dans le cadre d’un amour plus profond et plus universel, celui de la charité qui pousse le croyant à aimer son prochain, même son ennemi. Nulle générosité n’est possible en dehors de ce cadre : ces deux pôles sont peut-être les composantes originaires de la générosité transcendantale que nous avons présentée au début de ce cours – agapè répond très certainement à cette thèse. Reste à élucider la façon dont ces deux formes d’amour peuvent exister au sein de l’acte généreux : comment l’acte généreux peut-il rester tout à fait désintéressé alors même qu’il naît d’un acte d’amour, ou plutôt d’une injonction à aimer son prochain ?
Pour répondre à cette question, pour même en comprendre les enjeux, nous devons effectuer un virage phénoménologique. L’acte généreux est symbolisé par le concept de « don » : c’est lorsqu’il donne, semble-t-il, que le généreux est vu comme généreux. Dans son ouvrage Etant donné (1997), Jean-Luc Marion développe une phénoménologie du don très utile pour notre sujet. Héritier de la tradition phénoménologique, Marion présente sa théorie selon laquelle le don, pour être parfait, suppose une triple épochè, donc une triple mise entre parenthèses. Tout don suppose trois termes : le donateur (celui qui donne), le don (cela qui est donné) et le donataire (celui qui reçoit le don). Pour que le don phénoménologique soit complet, Marion affirme que chaque terme doit être mis entre parenthèses, c’est-à-dire – pour faire simple – disparaître. Dans notre cadre, la générosité peut impliquer une mise entre parenthèses d’un des termes de l’équation, en l’occurrence le donataire, donc celui qui reçoit le don. En effet, le généreux, s’il est a priori généreux, sera nécessairement généreux vis-à-vis d’autrui, qu’importe qu’il le connaisse personnellement ou non. Suivant Marion, le don ne reste don que s’il se perd sans retour, sans quoi il n’est qu’un échange (car même la reconnaissance – du don – le consacrerait comme tel). Le don exige donc un donataire qui encaisse le don. L’objet du don est perdu pour le donateur sans espoir de retour. Il faut toujours donner comme si le retour n’était pas possible, sans quoi le don ne serait pas un don. Marion prend tout d’abord l’exemple de l’organisation caritative : je donne pour un donataire qui se trouve, pour moi, mis entre parenthèses, et je donne sans espoir de retour. « Le don peut se donner – ici et par souci d’efficacité – sans égard au visage d’autrui » (Etant donné, p. 127). Mais supposons que par une réclamation obscure le don puisse être restitué, même dans le cadre de l’association caritative, alors le don disparaîtrait. Il nous faudrait donc trouver un nouvel archétype de mise entre parenthèses du donataire qui, lui, permette le véritable don. Marion propose deuxièmement la figure de l’ennemi : si le don demande une absence radicale de réciprocité, alors l’ennemi est la figure idéale d’un don qui se perd, donc d’un véritable don. L’amour des ennemis, tel qu’il est élaboré par la théologie catholique, permet de saisir l’importance d’une telle injonction : l’amour des ennemis permet un don pourtant impensable, et ce don sera nécessairement perdu puisque l’ennemi est celui qui, justement, n’aime pas le donateur. Le don à l’ennemi est un véritable don, puisque le retour est impensable : « il se donne et ne s’échange pas, puisqu’il se perd. » (Ibid., p. 129). Mais il faut reconnaître que cette figure de l’ennemi n’est elle-même pas satisfaisante, puisqu’il paraît étrange que l’ennemi accepte le don comme don : il semble plutôt qu’il dénie le caractère de don du don. Marion propose donc une ultime figure, en mesure d’illustrer la mise entre parenthèse du donataire : la figure de l’ingrat. L’ingrat est celui qui ne supporte pas le don, qui répugne à le reconnaître comme don : il pense ne rien devoir à personne, surtout lorsqu’il lui fut donné quelque chose. L’ingrat, dit Marion, « refuse le pur et simple endettement en général, ou plutôt son aveu. » (Ibid., p. 131). La mise entre parenthèse du donataire est complète dans la figure de l’ingrat : il prouve que le consentement du donataire n’est pas nécessaire au don. Cet oubli du donataire, tel que l’élabore Marion, est très enrichissant pour notre élaboration du concept de générosité puisqu’il justifie que l’acte généreux ne doit en aucun cas être intéressé. Nous pouvons ultimement donner un exemple parfait du don qui ne pourra jamais être rendu, et qui servira d’acte de générosité symbolique : le « don de soi ». Le don de soi incarne cette générosité absolue qui, dans l’acte qui la pose et la constitue, ne pourra jamais être rendue : « ce qui est donné – le temps, l’énergie, la vie – ne sera jamais rendu au donateur, puisqu’il se donne et que ce soi qu’il perd, personne d’autre ne peut le lui redonner » (Ibid., p. 134).
Ceci étant dit, il semble que nous nous acheminons de plus en plus vers une théorie de la générosité absolument programmatique de l’homme. Il semble en effet que la générosité définit l’homme dans son rapport avec autrui, mais également dans son rapport avec lui-même, chose que nous avons volontairement mis de côté. Le caractère transcendantal ne suffit pas à expliquer le rapport que la générosité peut entretenir avec le généreux lui-même, et inversement. Que le généreux puisse se retourner sur sa propre générosité, voici qui pourrait élever la générosité en concept définitionnel de l’homme et de sa nature. Or nous avons précédemment vu que le généreux ne se sait pas généreux puisqu’il est généreux a priori, c’est-à-dire de façon transcendantale. Que pourrait donc signifier le fait que le généreux se sache généreux sans détruire le fondement même de la générosité ?
Le problème que nous rencontrons naît du fait que nous calquons deux compréhensions différentes de la générosité : la générosité relative à soi-même n’est pas la même générosité que celle qui concerne autrui dans le don. Elle est bien plus une disposition que l’homme doit s’employer à rechercher dans le cadre moral. Descartes, voulant élaborer une science morale à la fin de sa vie, érige la générosité en vertu capitale pour l’homme :
Ainsi, je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement estimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution d’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures. Ce qui est suivre parfaitement la vertu.
René Descartes, Les passions de l’âme, art. 153
Nous nous devons de souligner l’expression de « vraie générosité » qui ne semble pas tenir du hasard : cela implique qu’il existe une fausse générosité, une générosité biaisée ou qui ne devrait pas être nommée ainsi. Dans l’ordre de ce cours, nous statuerons que cette deuxième générosité est la générosité envers autrui. Mais quelle est donc cette générosité première, cette vraie générosité ? Elle est une vertu à laquelle correspondent plusieurs principes qui ont trait à la volonté. Premièrement, le généreux est celui qui nourrit à son égard un rapport personnel d’estime. L’estime de soi représente la dimension affective de la vertu cartésienne de générosité, elle est une estime légitime qui n’a aucunement trait à quelque égocentrisme ou narcissisme. L’estime légitime de soi ne consiste que dans la mise au jour de ce qui fait la particularité du genre humain : l’usage de son libre-arbitre. « Je ne remarque qu’une seule chose, dit Descartes, qui nous puisse donner juste raison de nous estimer, à savoir l’usage de notre libre arbitre et l’empire que nous avons sur nos volontés » (art. 152). On comprend que la notion de libre-arbitre doit se retrouver au cœur de notre analyse mais aussi de l’ensemble de la démarche cartésienne, puisque c’est par l’usage de sa liberté et par la force de sa volonté que le philosophe a pu douter, à l’occasion des Méditations cartésiennes. Le généreux est celui qui jouit d’une libre disposition de lui-même et de ses volontés, celui qui jouit de lui-même sans entrave. La générosité me permet de me reconnaître moi-même, puisque c’est par l’exercice de mon libre arbitre que je me sais existant, et que je peux me connaître comme l’auteur de ma propre action, de mes propres pensées. Le généreux se sait donc responsable de lui-même avant d’être responsable des autres, puisque sa vertu le pousse à user correctement ou moralement de son agir et d’orienter sa volonté en direction du bien. C’est à travers le bon usage de sa volonté que la générosité prend toute sa substance et toute sa grandeur : la volonté permet, en dernière instance, d’orienter son action et ses pensées, soit en nous, soit vers les autres.
La générosité, si nous récapitulons, est un concept bariolé. Tout d’abord, avant même de pouvoir l’observer, il faut reconnaître son caractère transcendantal qui permet l’acte généreux, donc le don. Mais cela permet aussi un retournement complet depuis le don vers le donateur afin d’apprécier sa générosité comme vertu. C’est ainsi que la générosité doit être définie, si nous nous astreignons à ne parler que de la générosité de l’individu. Or, si nous disposions de plus de temps, nous aurions eu à aborder l’épineuse question de la « générosité du monde » ou de la « générosité de l’Être » ; autant d’expressions qui renvoient à l’idée que le monde se donne à nous de façon si profuse qu’il en devient plus généreux que tout homme. Que cela prenne son origine dans l’action de Dieu ou dans l’Être importe peu : la générosité du monde nous atteindra tout de même à travers la poétique de ses rayons. Là-dessus, je laisse les derniers mots de cours à Philippe Jaccottet :
« Qui chante là quand toute voix se tait ? Qui chante avec cette voix sourde et pure un si beau chant ? Serait-ce hors de la ville, à Robinson, dans un jardin couvert de neige ? Ou est-ce là tout près, quelqu’un qui ne se doutait pas qu’on l’écoutât ? Ne soyons pas impatients de le savoir puisque le jour n’est pas autrement précédé par l’invisible oiseau. Mais faisons seulement silence. Une voix monte, et comme un vent de mars aux bois vieillis porte leur force, elle nous vient sans larmes, souriant plutôt devant la mort. Qui chantait là quand notre lampe s’est éteinte ? Nul ne le sait. Mais seul peut entendre le cœur qui ne cherche la possession ni la victoire. »
Philippe Jaccottet, « La voix » (1945-1946)
[1] Il est à noter que le terme agapè n’est traduit par charitas que dans les lettres de Saint Paul – le terme est remplacé par dilectio (qui désigne l’amour pieux) dans les Evangiles synoptiques.