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Quand nous bénissons le repas, qui m’est il permis de nommer, et quand nous
Nous reposons de l’animation du jour, dites, comment exprimerai-je la gratitude ?
Nommerai-je le Très-Haut pour autant ? l’inconvenant, un dieu ne l’aime pas,
Pour le saisir est presque trop petite notre joie.
Silencieux devons-nous être souvent ; il manque les noms sacrés,
Les cœurs battent et pourtant demeure la parole à l’abandon ?
Mais un luth prête à chaque heure la tonalité,
Et réjouit peut-être les Célestes, lesquels s’approchent.

Hölderlin, Retour


La question de la connaissance de Dieu est une question problématique en soi puisqu’il semble impossible de connaître Dieu d’un point de vue limité comme l’est celui de l’homme. Dieu est l’être qui dépasse toutes les représentations finies et il apparaît immédiatement difficile d’appréhender sa divinité et son être qui semblent proprement étrangers à l’esprit limité de l’homme. Or ce que Dieu est vulgairement, il est possible d’en fournir une approche qui, bien qu’erratique, est profondément nécessaire pour tout développement futur. Dieu est vulgairement l’Être suprême qui gouverne tous les autres êtres qu’il a créés, comme l’homme, les animaux, les plantes, mais aussi le monde et l’univers. En cela, Dieu peut être vu comme cause du monde, source infinie de l’être au sens le plus large du terme. A côté de cette définition succincte, l’homme est l’être fini, l’être créé par Dieu, un point solitaire dans l’infini inconnaissable. Or définir ainsi ces deux êtres que rien ne semble rapprocher pose un immense problème puisque, du point de vue de la Création, Dieu et l’homme sont intimement liés, comme Dieu semble lié à toute créature par l’acte primordial de la Création. Il est ici fort simple de voir dans ce rapport de Dieu à l’homme une relation filiale du fait qu’Il créa des êtres doués de raison et non une succession de pantins inanimés incapables de toute connaissance : de plus la raison qui éclate en l’homme est l’occasion quotidienne du dialogue avec autrui (en outre, c’est par le dialogue que l’homme entre en connaissance du monde qui l’entoure et des êtres avec lesquels il partage l’existence). Dès lors, y a-t-il possibilité d’un dialogue entre l’homme et Dieu, et ce dialogue peut-il mener à la connaissance de Dieu ? Or le dialogue impliquant une dualité, il convient de distinguer une certaine orientation du dialogue : l’homme entre-t-il en contact avec Dieu, ou bien Dieu entre-t-il en contact avec les hommes ? Le véritable problème que soulève cette question est que les deux possibilités du dialogue peuvent être défendues : apparaît ici un problème fondamental du point de vue théologique. Le mot même de théologie (formé de θεός, « Dieu », et de λόγος, « discours ») est polysémique : tour à tour il peut désigner le discours de Dieu (théologie) ou le discours sur Dieu (théologie) ; ainsi, soit Dieu s’adresse aux hommes qui restent silencieux, soit les hommes parlent de Dieu, qui semble également muet. Cette distinction est éclairante puisqu’elle révèle en dernière instance une impossibilité du dialogue de l’homme à Dieu : mais cette impossibilité du dialogue révèle une éventuelle possibilité du discours qui sauve à demi-mot la connaissance humaine en ne l’enfermant point dans l’hermétisme au divin. Or s’il est possible d’affirmer l’existence d’un discours dans telle perspective, il faut écarter l’argument du découragé qui ferme ses sens et son esprit à tout discours possible sur Dieu. Retenons ici que « Certains jours, il ne faut pas craindre de nommer les choses impossibles à décrire » (R. Char). Mais si l’homme peut dire quelque chose de Dieu, ou si Dieu doit apprendre quelque chose à l’homme, chose dont il n’est plus permis de douter dès lors, il faut déterminer l’objet de cette connaissance et son étendue, ce qui en révèlera les limites. Mais de limite, il en surgit une qui semble d’emblée absolument insurmontable : la limite du langage humain. En effet, comment considérer que des mots d’homme, des concepts puissent dire Dieu, à commencer par son nom même jusqu’à ses qualités et son être, sans pour autant diminuer son caractère absolu et divin ? Mettons de côté le tétragramme, révélé à Moïse sur le mont Sinaï, יהוה (YHWH), puisque celui-ci n’a pas vocation à être prononcé, essentiellement dans le judaïsme mais aussi dans le christianisme qui lui préfère d’autres termes. Ainsi, la conceptualisation de Dieu dans le langage humain apparaît immédiatement comme une hérésie qui éloigne l’homme d’une véritable connaissance de Dieu : « Tout concept formé pour essayer d’atteindre et de cerner la nature divine ne réussit qu’à façonner une idole de Dieu, non point à le faire connaître » (Saint Grégoire de Nysse). Mais comment peut-on connaître Dieu s’il n’est pas permis de former des concepts qui permettent d’accéder à sa connaissance ? Si la difficulté de cette question tient à l’impossibilité de former des concepts sur Dieu, peut-être est-il possible d’accéder à la connaissance de Dieu comme d’un terme infini duquel il convient de s’approcher, comme d’un terme mathématique, ​la limite lorsque le concept tend vers cet infini de Dieu.
Le premier pas d’une approche vers Dieu prend ses racines dans une généalogie de la matière même : si l’homme, et toute chose du monde, est créé dans la matière, c’est-à-dire que Dieu lui a donné une forme, il convient de retrouver, en cheminant dans le sens opposé, la potentialité de création dans un discours cosmologique. Si la matière est informée par Dieu, il faut nécessairement revenir à ce qui rend possible la forme même, un « réceptacle ». Si ce réceptacle premier peut-être atteint, il semble que la conceptualisation de cette matière première (ou plutôt antimatière, matière par défaut) permettra d’approcher Dieu dans sa capacité d’information matérielle. L’intérêt de ce réceptacle est qu’il est appréhendable dans une perspective philosophique dès l’Antiquité grecque qui l’a conceptualisé. Mais si la conceptualisation de ce réceptacle apparaît premièrement comme éminemment intéressante, retenons que toute conceptualisation crée une idole de Dieu qui n’est jamais satisfaisante dans un but de connaissance du divin. Mais si la conceptualisation n’est pas satisfaisante, il semble que le discours théologique ne soit tout simplement pas possible : en tout cas, dès lors que ce discours entend parler positivement de Dieu. Or, si le discours positif sur Dieu n’est pas possible puisque tout concept ampute Dieu de son absolu divin, peut-on nier tout ce qui n’est pas Dieu ? Un tel discours théologique négatif semble être un discours possible qui mène à une certaine connaissance de Dieu. Mais si Dieu est « ce qui reste » lorsque tout à été nié de Dieu, le discours théologique négatif ne semble pas faire coïncider Dieu en l’homme comme connaissance effective, ce qui, encore une fois, ne semble pas absolument satisfaisant. Mais l’idée de faire coïncider Dieu en l’homme est une idée mystique qui demande une ablation de l’ego afin d’atteindre un « fond » premier duquel émergent les images et les concepts qui sont immédiatement pollués du détachement et de la dé-coïncidence d’avec l’homme. S’il est possible d’atteindre ce fond, l’homme sera, semble-t-il, en capacité de ressentir Dieu en dehors des images, en dehors de sa subjectivité d’homme, en dehors de son caractère créé


La question de la formation du monde est une question philosophique mais aussi théologique : savoir par quoi commence le monde tel que nous le connaissons est un mystère pour l’esprit (qui n’a pour autant jamais rechigné à le penser). Les Saintes Écritures ont apporté une réponse à cette question dans le livre de la Genèse, dans des versets qui comptent parmi les plus célèbres de toute la littérature mondiale :  

א בְּרֵאשִׁית, בָּרָא אֱלֹהִים, אֵת הַשָּׁמַיִם, וְאֵת הָאָרֶץ. 1 Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.
ב וְהָאָרֶץ, הָיְתָה תֹהוּ וָבֹהוּ, וְחֹשֶׁךְ, עַל-פְּנֵי תְהוֹם; וְרוּחַ אֱלֹהִים, מְרַחֶפֶת עַל-פְּנֵי הַמָּיִם. 2 Or la terre n’était que solitude et chaos; des ténèbres couvraient la face de l’abîme, et le souffle de Dieu planait à la surface des eaux.

Mais à côté des textes chrétiens, les grecs eux-aussi ont réfléchi cette naissance du monde : mais par quoi naît proprement le monde ? Si on regarde les deux premiers versets de la Genèse, la création du ciel et de la terre ne paraît pas créer le monde, car la terre est plongée dans la solitude, le chaos, les ténèbres et est comparable à un abîme : en un mot, le monde est n’a pas encore de forme. Lorsque Dieu crée le ciel et la terre, il informe un chaos primordial : dans la Théogonie d’Hésiode, on retrouve cette idée de formation de la Terre à partir d’une matière sans forme, le Χάος, l’élément primordial de l’univers dans la cosmogonie grecque. Ainsi, entre le Χάος grec et le וָבֹהוּ hébreux (qui signifie, tout comme le terme grec, « abîme », « béance », « chaos ») surgit l’idée d’une création du monde par l’information d’une matière primordiale. Or, faut-il considérer que cette matière primordiale mérite véritablement le nom de matière ? En vérité, utiliser un tel terme implique nécessairement et immédiatement que cette matière soit formée : ainsi le terme de « matière sans forme » paraît inintelligible. Afin de rendre tout ceci plus clair, disons simplement qu’à l’information du monde correspond l’apparition de l’étendue : le monde devient un espace qui comprend toutes les possibilités de localisation. Or l’information du monde, comme dit précédemment, implique qu’à la matière incombe une forme : ainsi, la localisation (τόπος) manifeste la forme et doit être séparée de la possibilité de la localisation, de la possibilité de la forme ; en somme, la possibilité n’a aucune forme. Mais si de la possibilité naît la forme, et que le monde naît de matière et de forme, alors cette possibilité doit être désignée comme « matière sans forme », aussi étrange que ce terme puisse paraître. Le passage du Χάος au κόσμος est le passage de l’abîme au monde formé, et le passage véritable du vide à la forme implique la possibilité formelle qui s’oppose au τόπος : la χώρα décrite dans le Timée de Platon. Si le τόπος est, au sens propre, le « où » (la localisation au sens le plus précis du terme), la χώρα est le « pourquoi du où » : elle rend possible le fait de localiser, elle rend possible la forme. Platon donne une épaisseur sans précédent au terme de χώρα : elle devient un concept philosophique d’ordre ontologique (fondement de la structure du monde) et d’ordre logique (puisque nécessaire). La χώρα devient dès lors la condition de possibilité des phénomènes et la condition de possibilité de la signification des choses (en cela, le sens logique de χώρα est au fondement de toute nomination). Or comment comprendre la χώρα dans une perspective platonicienne, et surtout dans la division propre de Platon du sensible et de l’intelligible ? Platon remarque ici une difficulté qui ne peut être résolue que par l’apparition d’un troisième terme qui est au fondement du travail du démiurge : si ce dernier forme les hommes à partir de l’Idée de l’homme, c’est qu’il existe un réceptacle qui rend possible le passage de l’un à l’autre. Le fondement cosmogonique platonicien est un fondement ontocosmologique : il n’est pas Dieu, mais réceptacle. Or la χώρα, tout en étant réceptacle à l’information matérielle n’est pas un réceptacle figé : elle est plongée dans le devenir. La χώρα est comparable à une cire molle qui ne cesse de recevoir des impressions qui l’informent de façon continue : ainsi, objectiver la χώρα paraît détruire son aspect profondément mouvant. L’objectivation de la χώρα nous fait passer d’une représentation active et mécanique du κόσμος, dans une perspective proche de celle d’Héraclite, à une représentation figée, comme un tableau cristallisant l’instant. Ainsi, il ne faut pas considérer la χώρα comme un simple réceptacle, condition sine qua non à l’information matérielle, mais bien considérer que c’est le devenir même de l’objet qui est continuellement reçu et formé par la χώρα : le réceptacle est plongé dans la chaîne du devenir. Or l’activité du langage est une activité conceptualisante qui bloque indéfiniment, dès lors qu’elle se pose, la chaîne du devenir. Si la détermination de la χώρα comme principe de la forme des choses est une détermination ontocosmologique, il semble que le langage n’épuise pas sa profondeur, au contraire : il est certain que par la conceptualisation de la χώρα, le langage bloque sa signification totale, c’est-à-dire sa dimension mouvante. Tracer un tel parallèle entre l’origine du mouvement des choses et l’impossibilité de le conceptualiser n’est pas sans rappeler un profond problème théologique qui est celui des noms divins : quel nom donner à Dieu sans limiter son absolu ? La χώρα et le nom de Dieu ont cette dimension de l’indicible : il n’est pas permis de les nommer car dès leur conceptualisation, le sens total de ce qu’ils sont nous échappe. En 1997, Jean-Luc Marion et Jacques Derrida se sont opposés lors d’un débat sur la question épineuse de cet indicible : Derrida a alors considéré que la χώρα devait être dissociée du don, que la χώρα était extérieure à l’événement, extérieure au phénomène. Il lance à Marion : « [la χώρα] résiste à l’Offenbarkheit – qui n’est pas révélée et ne peut être révélée – non parce qu’il s’agit de quelque chose d’obscur mais parce qu’elle n’a rien à voir avec le don ». Derrida fait alors entrer le concept philosophique de χώρα dans la question des limites du langage, opposant cette notion platonicienne immanente mais insaisissable à l’argument théologique défendu par Jean-Luc Marion, celui de la théologie apophatique du Pseudo-Denys l’Aréopagite. 


Le domaine de l’indicible est un domaine riche de nombreux enseignements philosophiques (ce qui a déjà été soulevé par la χώρα platonicienne) mais également d’enseignements théologiques. Or il nous faut comprendre que ces enseignements théologiques ne peuvent être abordés qu’à la lumière du chemin philosophique parcouru depuis Platon. Les racines de l’indicible transcendant (en opposition à l’indicible immanent de la χώρα) s’épanouissent dans le dialogue du Parménide de Platon. En Parménide, 141 e, on trouve l’affirmation que « l’Un ne participe d’aucune façon à l’être, et qu’il n’a pas assez d’être pour être un, car du coup il serait et participerait à l’être », à partir de la première hypothèse de Parménide selon laquelle « l’Un est un » (137 d). Or si l’Un est un, il n’est qu’un : par conséquent, il ne peut pas être. Ceci est confirmé par Parménide plus loin : « Il apparaît bien, au contraire, et que l’Un n’est pas un, et que l’Un n’est pas » (141 e). Or Parménide nie sa propre affirmation en affirmant successivement que l’Un est un (137 d) et que l’Un n’est pas un (141 e). Il semble que l’Un parménidien soit une véritable chimère que ne se laisse pas appréhender par le langage : il est alors frappé d’un caractère absolument inconnaissable et ineffable. En 142 a, Parménide conclut alors la chose suivante : « Donc à lui n’appartient aucun nom, il n’y en a ni définition, ni science, ni sensation, ni opinion ». La conclusion de Parménide fonde la tradition apophatique (du grec ἀποφατικός qui signifie « négatif ») en Occident : cette traduction qui refuse à l’Absolu (l’Un, Dieu) un nom, puisque le nominalisme ampute l’Absolu de son caractère absolu. Les néoplatoniciens ont fortement participé à l’héritage apophatique hérité du Parménide de Platon, notamment à travers les commentaires de Porphyre et de Proclus, mais surtout à travers la théorie plotinienne. Plotin rejoint Platon sur la nécessité du premier principe comme « au-delà de l’οὐσία », or Plotin affirme également la possibilité de connaître ce premier principe (à la différence de Platon). Or puisque l’Un (première hypostase) est le principe transcendant qui ne peut ni être ni être pensé, Plotin affirme qu’il est possible de l’appréhender par une « saisie non-intellectuelle » qui se mêle à l’expérience mystique. Pierre Hadot écrivait à ce sujet que : « L’expérience mystique plotinienne est une sorte d’oscillation entre l’intuition intellectuelle de la pensée qui se pense et l’extase amoureuse de la pensée qui se perd dans son principe » (cf. Encyclopedia universalis, « Plotin »). En cela, l’expérience mystique plotinienne semble être le pont le plus solide qui permet de franchir le mince fossé séparant philosophie et théologie. Après Plotin, Damascius formalisera cette impossibilité de connaître ce premier principe, érigeant donc son ignorance dans un apophatisme radical : « Notre ignorance à son sujet est complète et nous ne le connaissons ni comme connaissable ni comme inconnaissable » (Sur les premiers principes, cité par J. Combès en préface, p. 72). A partir de cet apophatisme philosophique radical, la pensée bascule dans la théologie négative, ou théologie apophatique. Philon d’Alexandrie affirmait déjà que « Le bien le plus grand est de comprendre que Dieu, selon son essence (κατά τὸ εἶναι), est incompréhensible (ακατάληπτος) » : ce constat de l’impossibilité de la connaissance de Dieu sera partagé par de nombreux théologiens ultérieurs. Mais la véritable élaboration d’une théologie négative chrétienne survient au moment de l’hérésie d’Eunome qui affirmait que l’essence divine, en tant qu’elle est inengendrée, est connaissable en tant qu’inengendrée. Basile de Césarée et Grégoire de Nysse s’opposeront à Eunome et affirmeront qu’aucun concept ne peut exprimer cette essence divine, pas même celui d’inengendrée. Jean Chrysostome couronnera ce raisonnement en affirmant que « L’essence de Dieu est incompréhensible pour toute créature » (Traité sur l’incompréhensibilité de Dieu, IV, 6). Et cette incompréhensibilité tient certainement à leur nature de créatures : « L’Éternel dit: Tu ne pourras pas voir ma face, car l’homme ne peut me voir et vivre. » (Ex 33:20). Or s’il n’est pas possible de connaître Dieu, peut-être que cette impossibilité de le connaître est déjà une connaissance par défaut : Dieu peut-il est connu comme inconnaissable ? En Actes 17:33, Paul énonce aux athéniens la chose suivante : « en parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j’ai même découvert un autel avec cette inscription: A un dieu inconnu ! Ce que vous révérez sans le connaître, c’est ce que je vous annonce. » Ainsi, Paul énonce déjà la possibilité de connaître Dieu en tant qu’inconnu : thèse qui sera défendue et radicalisée par le Pseudo-Denys l’Aréopagite dans son Traité des Noms divins. Denys y affirme que Dieu est au-delà de la raison, et que c’est la raison pour laquelle il est impossible de soutenir un discours sur Dieu : la déité, dit Denys, est un « au-delà de toute position », formule qui dépasse l’idée platonicienne du premier principe « au-delà de toute essence (οὐσία) ». Cet « au-delà de toute position » n’est pas à entendre comme une super-position, mais au contraire comme une non-position : ainsi, la possibilité d’un discours sur Dieu étant impossible, la connaissance de Dieu apparaîtrait lorsque le discours lui-même aura été épuisé. Le nominalisme produit une position qui jure avec la déité de Dieu : ainsi, transcender la limite du langage permet de transcender le concept de position, c’est-à-dire que Dieu ne sera plus arrêté par la prison du concept. On retrouve dans l’aboutissement apophatique de Denys la même conclusion que celle présentée par le caractère indicible de la χώρα chez Platon. Ainsi, le fixe, la position dénaturent le caractère mouvant de la χώρα et la déité de Dieu en arrêtant la chaîne du devenir et en opérant une ablation de l’absoluité de Dieu. Ainsi le dire de l’indicible est une impossibilité pure puisqu’il s’agit d’une conceptualisation : mais dès lors, comment connaître l’indicible ? S’il n’est pas de discours possible sur ce qui ne peut être exprimé, peut-être est-il possible de l’atteindre sans discours


Si le discours paraît absolument impossible, c’est peut-être parce que le discours implique une dualité, et que cette dualité est inaccessible entre l’homme et Dieu, du fait de leurs natures absolument différentes. Le discours est la parole de l’homme sur Dieu : or s’il ne peut rien en dire, c’est parce que Dieu transcende ses sens, qu’il ne le « sens pas » en dehors de lui. Or si le discours est impossible en raison de l’absence de manifestation directe de Dieu, il semble que la dualité doit laisser place à un certain monisme de l’homme avec Dieu, une union mystique. Il faut recourir à la théologie mystique pour penser la connaissance de Dieu non pas dans l’ordre du discours mais dans l’expérience propre. Lorsque Maître Eckhart commente la conversion de Paul sur la route de Damas, le mystique voit dans la révélation paulinienne la manifestation de l’unité de l’homme en Dieu (ce que Vladimir Lossky préfère nommer la « non-dualité » dans Théologie négative et connaissance de Dieu chez Maître Eckhart), et cette union se manifeste dans la révélation du néant. Le néant dont parle Eckhart n’est pas un défaut absolu : il s’agit plutôt, devrait-on dire, d’une Ténèbre absolument lumineuse. La lumière que voit Paul lors de sa conversion est une lumière aveuglante : en cela, elle est une lumière ténébreuse à travers laquelle rien ne paraît : « cette lumière qu’est Dieu, que les sens d’aucun humain ne peut atteindre » (Sermons, 71). La révélation du néant divin est la révélation de l’unité divine, c’est une révélation ontologique, en plus d’être noétique et dans un dernier temps, mystique. L’unité ontologique de Dieu est une unité hénologique inspirée des néoplatoniciens et de Denys. Sur ce dernier point, Alain de Libera note que « l’énigme de la théologie eckhartienne réside dans le fait qu’elle est une transposition allemande de la théologie de Denys ». L’unité onto-hénologique de Dieu est déterminée par Eckhart dans son commentaire du Livre d’Osée : commentant « Je les conduirai au désert et là je parlerai à leur cœur  » (Osée 2:14), il énonce : « Cœur à cœur, l’un dans l’Un, voilà ce que Dieu aime. Tout ce qui est étranger à l’Un et loin de l’Un, Dieu le hait. C’est vers l’Un que Dieu appelle et attire. C’est l’Un que recherchent toutes les créatures, même les plus infimes, et c’est l’Un que les plus élevées trouvent. Emportées au-dessus de la nature et transformées, elles cherchent l’un dans l’Un, l’Un en lui-même. » (Sermon de l’homme noble). Or l’unité ontologique est insuffisante pour saisir Dieu dans sa révélation : l’unité doit également être noétique : « Quand nous prenons Dieu dans l’être, nous le prenons dans son parvis, car l’être est son parvis dans lequel Il réside. Où est-il donc dans son temple où il brille dans sa sainteté ? L’intellect est le temple de Dieu. » L’unité noétique de Dieu dans l’intellect est soutenue, Eckhart le cite lui-même, par Jn 1:1 : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu » ; et Jn 14:6 : « Je suis la Vérité ». Le problème de cette assimilation de l’intellect à Dieu est que la différence devient poreuse : Eckhart explique que l’intellect est l’image de Dieu : « Une image n’est pas par elle-même ni pour elle-même ; elle provient bien plutôt de ce dont elle est l’image, elle a un même être avec lui » (Sermon 16 b). Mais quelle différence entre le créateur et l’être créé ? Eckhart explique qu’il sont similaires à la différence que l’être créé n’est pas Dieu : dans le Sermon 29, il énonce que Dieu est tout de même au-dessus de l’intellect en ceci qu’il est la seule chose qu’on peut qualifier d’une, de bonne et de vraie. Or si l’intellect est l’image de Dieu, peut-on dire que l’unité entre homme et Dieu est complète et qu’il devient connaissable ? Eckhart répond que non, car l’image est un intermédiaire : « Tu dois aimer Dieu non pas intellectuellement, c’est-à-dire que ton âme doit être non intellectuelle et dépouillée de toute intellectualité, car tant que ton âme est intellectuelle, elle a des images ; tant qu’elle a des images, elle a des intermédiaires ; tant qu’elle a des intermédiaires, elle n’a ni unité ni simplicité. (…) Tu dois l’aimer en tant qu’Il est un Non-Dieu, un Non-Intellect, une Non-Personne, une Non-Image. Plus encore : en tant qu’Il est un Un pur, clair, limpide, séparé de toute dualité. Et dans cet Un nous devons éternellement nous abîmer : du Quelque chose au Néant. » (Sermon 83). C’est ici que se constitue la troisième et dernière unité de la révélation : l’unité mystique. Afin de dépasser l’image de Dieu (Intellect), Eckhart veut atteindre le fond de l’âme, fond sans fond (Grund ohne Grund) qui rejoint Dieu et s’y unit. Eckhart identifie le Grund (fond ou abîme) au mystère de la Trinité en l’associant à l’engendrement du Fils par le Père (Sermon 5 b) : Eckhart voit dans cet engendrement dans le monde un engendrement dans l’âme à partir du fond de Dieu duquel il engendra le Fils. La percée (Durchbruch) de l’âme à travers les images est condition de l’unité avec Dieu, mais cette percée ne s’effectue pas du seul fait de l’esprit : elle nécessite une percée de Dieu dans l’esprit (Sermon 29), percée qu’on assimilera à la révélation. L’unité mystique dans le Grund permet d’expliciter la fameuse phrase de Maxime le Confesseur : la Durchbruch est ce qui permet de « devenir par grâce ce que Dieu est par nature » (XXIIe Question à Thalassios). Ainsi, en l’absence de discours avec Dieu, celui-ci peut être atteint, au-delà des frontières de l’indicible, dans le fond de l’âme qui coïncide avec le fond de Dieu. 


L’indicible est l’occasion d’un voyage aux frontières du nominalisme, aux limites du concept. Mais l’indicible est probablement ce qu’il y a de plus vivant : la vie étant ce qu’on ne peut figer, elle n’admet pas qu’un λόγος brise la chaîne du devenir. D’abord immanent puis transcendant, l’indicible s’est aventuré au-delà du discours afin d’atteindre ce qui n’admet pas le langage humain. Dans l’ordre immanent, la χώρα s’est érigée comme le réceptacle permettant la succession du devenir, ce qui permet la forme et ses métamorphoses : l’expérience a montré que la chaîne continuelle des métamorphoses excluait un quelconque discours sur la χώρα puisqu’il figerait son flux. De l’immanence à la transcendance, le problème des noms divins a révélé, depuis ses racines philosophiques jusqu’à la théologie dionysienne, que le discours de l’indicible devait être apophatique. Ainsi, il advient que tout discours positif sur l’indicible s’évanouit immédiatement puisqu’il manque son objet. La possibilité du discours positif ayant été écartée, il est devenu nécessaire de savoir comment atteindre cet indicible puisque toute tentative de discours avait échoué. La théologie mystique de maître Eckhart est alors apparue comme la réponse à l’atteinte de l’indicible en dehors des limites du discours : à travers l’expérience mystique de la révélation. Or cette atteinte de l’indicible n’est devenue complète qu’au fond de l’âme de l’homme, après négation des images (donc de l’intellect) et union mystique avec ce qui est autre que moi en soi, mais qui est au fond (Grund) de moi. 


— Mais je m’aperçois que mon esprit dort.

     S’il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec ses anges pleurant !… — S’il avait été éveillé jusqu’à ce moment-ci, c’est que je n’aurais pas cédé aux instincts délétères, à une époque immémoriale !…

— S’il avait toujours été bien éveillé, je voguerais en pleine sagesse !…

     Ô pureté ! pureté !

     C’est cette minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté !

— Par l’esprit on va à Dieu!

     Déchirante infortune !

Rimbaud, L’impossible

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