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Lorsque Schubert compose le Winterreise en 1827, c’est-à-dire un an avant sa mort, c’est lui-même qui entreprend un voyage, le dernier. Le Winterreise est assurément la plus belle expression du Lied, genre qui lui-même constitue ce que le romantisme allemand a fait de mieux. Le Winterreise est de ces œuvres dont l’un des éléments constitutifs en éclaire un autre. En ne comprenant pas une syllabe des poèmes de Müller, l’on comprend toutefois ce qui doit être compris à travers la musique et le chant. La musique et le chant font de l’auditeur, qui écoute le Voyage dans son fauteuil, un voyageur lui-même, un viator. L’image de la musique qui « transporte » ou, encore plus trivial, qui « fait voyager » semble d’une banalité totale mais elle est ici à prendre dans un sens presque premier. Lorsque la première note du premier Lied retentit, l’auditeur se fait – ou plutôt est fait, de manière passive, comme embarqué – voyageur. L’étranger qui s’en va au début de Gute Nacht, se saisit de son baluchon et se met en route tout en fermant les yeux et en s’enfonçant dans son fauteuil. 

Schubert a composé le cycle alors qu’il était encore frappé par la mort de Beethoven ; et c’est même cette mort qui a fait de lui le romantique qu’il incarnait à merveille à la fin de son existence. Le fait que Schubert ait composé sous le choc et la surprise de la mort de quelqu’un qu’il aimait permet de donner une définition assez simple du romantisme. Le romantisme est la complaisance pour la tristesse. Le romantique se plaît à être triste, à être mélancolique, à renoncer au bonheur pour laisser le monde l’être à sa place, ce qui ne veut cependant pas dire qu’il ne s’intéresse pas au monde. Toutefois, la « mondéité » du romantique est réduite. Le romantique est hors du monde et presque hors de l’espace ; seul le temps lui résiste complètement et c’est justement la cause de sa mélancolie : il ne peut se soustraire au temps, il est obligé de vivre. Nous pensons à cette phrase de Martin du Gard dans Les Thibault : « elle pour qui le présent comptait peu, et l’avenir pas du tout, elle dont la vie intérieure se nourrissait presque exclusivement de réminiscences ». Sans vivre dans le passé, le romantique s’en nourrit ; c’est d’ailleurs la définition même de la mélancolie. Nous disons alors que le romantisme est une lutte contre le temps, en ce qu’il a d’effroyablement mobile, d’affreusement rapide, et de formidablement irrépressible…

Le deuxième point important dans la définition du romantisme est la tristesse. Aimer la tristesse, s’y complaire, pourrait d’ailleurs être un comportement assez nietzschéen, surhumain, en ce que cet amour et cette complaisance constituent une indifférence à l’égard du bonheur comme but ultime et comme valeur suprême. Ainsi, le romantique peut sembler désespéré dans la mesure où il ne cherche en rien à se défaire de sa tristesse, de la même que le dépressif y sombre encore davantage en refusant de voir ses amis, de sortir… Ressasser, « se nourrir de réminiscences », est donc le meilleur moyen pour arriver à cette tristesse qui, davantage qu’un état permanent, est plutôt une espèce d’ἐποχή à l’égard du bonheur. Le romantique n’est alors pas désespéré : il sait simplement fouiller dans les souvenirs de sa « vie perceptive » (Husserl) et en modifier quelques partitions. Alors donc, le romantique est celui qui sait être triste et mélancolique (pas simplement celui qui subit cela) lorsqu’il est seul et qu’il marche ! La pluie – dont nous ne développerons pas ici les vertus – est d’ailleurs l’élément favori du romantique tel qu’il vient d’être décrit. Lucien Rebatet, dans Les deux étendards, qui est livre romantique à de nombreux égards (probablement la remarque lui déplairait-elle), écrit : « Michel passa toute la soirée à se haïr et à se traiter de noire brute. Puis, sa tristesse le consola. Elle lui était chère. Depuis trois mois, il n’avait pas été triste à cause d’Anne-Marie. » La perte – au sens d’éloignement – de l’être aimé est matière idéale à la mélancolie du romantique. Au regard de cette définition du romantisme – ou plutôt du tempérament et de la posture romantiques – que nous disent les poèmes de Wilhelm Müller et leur merveilleuse mise en musique par Franz Schubert ? en quoi sont-ils l’expression paroxystique du tempérament romantique ?

L’on décrit souvent la musique comme un vecteur d’émotions ; cette désignation est parfaitement adaptée aux compositions de Schubert, et spécialement au Winterreise. Comme nous le verrons plus loin, les notes deviennent plus graves selon le texte, le rythme est accéléré, ralenti, à nouveau accéléré… Il y a cependant assez peu de notes : c’est là toute la richesse du Lied. La musique parvient à se faire un simple accompagnement du chant. D’un interprète à l’autre, le chant reste toujours plus ou moins doux dans le Winterreise. Quelques emballements de temps à autres, mais toujours un chant mélodieux et qui, ne l’oublions pas, est d’abord un poème. Ainsi, le chanteur de ces Lieder, qu’il s’agisse par exemple de Dietrich Fischer-Dieskau ou encore de Peter Schreier, est un aède. L’aède au magnifique sens homérique bien sûr. L’aède – c’est-à-dire l’interprète du Winterreise – est celui qui exprime le plus clairement ce qu’est la poésie. La poésie est première, de la même manière que les vers sont antérieurs à la prose, comme l’a rappelé Pierre Boutang. Il est difficile d’imaginer un acte plus romantique – ici d’entreprend un voyage à pieds seul en plein hiver – que celui de chanter ce que l’on vit, de raconter ce que l’on a vécu par le lyrisme. On ne peut bien sûr s’empêcher en écoutant le Winterreise, de constater la mélancolie que constitue cette posture de l’aède. Mélancolie, voire même nostalgie, exprimée ici par le parallèle entre Peter Schreier et Ulysse narrant ses exploits chez les Phéaciens. Raconter quelque chose par le chant est à la fois un acte très humble et qui peut sembler orgueilleux. Cet apparent paradoxe n’en est, en réalité, pas un. En effet, l’on pourrait se dire que le chanteur est prétentieux de mettre ses péripéties en musique mais ce serait une assez sotte remarque, d’une part parce que le contexte du Lied – qui cherche à s’approprier certains traits de l’aède antique – veut que, nécessairement, le poème soit mis en musique, et d’autre part parce que chaque composition, même le plus petit récital, raconte l’histoire de quelque chose ou de quelqu’un. La pratique du Lied, du Kunstlied, est donc l’humilité même. En effet, il s’agit de voir le voyageur comme un poète qui considèrerait comme fade – voire pénible pour ses auditeurs – de l’écouter sans musique. C’est pour cette raison que le Lied est la forme la plus convenable pour sublimer les poèmes qui constituent le Winterreise. Ulysse étant l’image parfaite du voyageur, donner cette posture au marcheur qui décrit son voyage en hiver nous le désigne aussitôt comme celui qui a des exploits – nous verrons que si Ulysse est un héros, notre voyageur serait davantage un anti-héros – à raconter et qui est digne d’être écouté. En réalité, tout Lied est une folie odysséenne dans la forme et l’image du voyageur accentue encore cette folie dans le Winterreise.

Wilhelm Müller

Le texte des Lieder, écrit par Wilhelm Müller – mais modifié en certains points sur lesquels nous ne nous concentrerons pas par Schubert – est évidemment d’une importance capitale. La musique est au service du texte qui, lui, est là pour nous raconter une histoire de la manière la plus intelligible qui soit. L’on voit à chaque phrase que la musique sert le texte. Dans le premier Lied, l’on apprendre qu’un étranger (Fremd) entreprend un voyage vers on ne sait où, probablement vers chez lui, car il est dit à la première phrase qu’il est d’abord arrivé chez les gens qu’il quitte. Ces deux premières phrases nous placent déjà dans un rapport odysséen avec le Winterreise, mais à l’instar de notre héros d’Ithaque, nous ignorons le nom de celui qui entreprend ce voyage, de celui qui n’est qu’un étranger. Nous remarquons que le chant est plus aigu et semble beaucoup plus léger relativement aux vers prononcés. Le poète nous dit « Das Mädchen sprach von Liebe, / Die Mutter gar von Eh » et le chante d’un air joyeux, presque léger. Et en effet, il s’agit d’une évocation d’un passé assez proche. L’on imagine le voyageur dans les premiers kilomètres se rappeler ses hôtes et notamment cette jeune fille qu’il n’a pas eu le temps d’aimer. Nous pouvons alors penser que le voyageur entreprend son périple sous la contrainte, de la même manière qu’Enée quitta Didon sur ordre des dieux de l’Olympe. Quand le poète revient au réel, à ce qui est en train de se produire – c’est-à-dire une fois qu’il est sorti de l’ivresse du souvenir –, la voix redescend et le chant s’obscurcit en même le temps que le ciel : « Nun ist die Welt so trübe ». Tout cela est confirmé quand l’étranger nous dit 1° qu’il est parti « à l’improviste », car pour ce voyage il n’a pas pu décider du moment auquel il partirait (« Ich kann zu meiner Reisen / Nicht wählen mit der Zeit ») et 2° qu’il est encore au début du voyage, qu’il entreprend de nuit, car il souhaite « Gute nacht » à la jeune fille qui pensait pouvoir l’aimer. 

         Le voyageur est vite confronté à diverses difficultés comme le vent (deuxième chant), le froid (troisième et quatrième chants) … La solitude commence déjà à peser le voyageur dès le deuxième chant et lui-même se décrit comme un réfugié, c’est-à-dire plutôt, en l’espèce, un fugitif (Flüchtling). 

         Le cinquième chant, le deuxième plus long après « Gute Nacht », procure une émotion merveilleuse. C’est une nouvelle fois l’ivresse du souvenir qui permet au voyageur de prendre un repos psychologique dans le voyage – que l’on comprend alors pour de bon comme obligatoire. Ce repos est pourtant court ; et la musique, une nouvelle fois, nous le fait bien sentir : les huit premiers vers évoquent la vue du tilleul (Lindenbaum) qui permet au marcheur de se rappeler d’heureux souvenirs ; le chant est assez haut et presque enjoué. Mais au fur et à mesure qu’il avance, ne désirant pas s’arrêter, il est rappelé à la réalité, car ce n’est pas le tilleul lui-même qu’il voit – peut-être d’ailleurs se serait-il arrêté – mais l’endroit le frappe, car il connaît ce lieu. En effet, il ne s’attarde pas réellement sur le tilleul tout simplement parce que la nuit ne le lui permet pas. L’auditeur ignore d’ailleurs que la scène se déroule de nuit jusqu’à ce qu’il entende la musique s’obscurcir, se ralentir et la voix descendre lorsque les vers « Ich mußt auch heute wandern / Vorbei in tiefer Nacht » sont prononcés. Le voyageur lutte, ferme les yeux, mais ne s’arrête pas, malgré son chapeau qui s’envole, car il ne souhaite pas se détourner de son but que nous ignorons toujours. Son but est simplement sommairement renseigné par le tilleul lui disant : « Du fändest Ruhe dort ! ».

         Le septième chant est assez curieux. En effet, l’on a presque le sentiment que le voyageur n’est pas dérangé par le fait de ne plus entendre le fleuve couler, maintenant qu’il est gelé. Au rythme et à la manière de chanter, l’on imaginerait facilement notre marcheur quelque part dans une forêt sibérienne. Toutefois, une phrase absolument capitale est prononcée : on comprend que le voyageur est animé par l’espérance. Il compare alors son cœur avec le fleuve par-dessus lequel il passe : froid et rigide en surface, il le soupçonne de bouillonner sous cette écorce (Rinde) de glace. 

         Les deux chants suivants contrastent avec tout ce que l’on a pu entendre depuis le commencement, car ils décrivent le voyageur en proie aux flammes, qui doit se dépêcher et fuir ! Heureusement, le repos (Rast) arrive au dixième chant : l’un des plus beaux Lieder du cycle. Encore une fois, ce poème est conclu par une phrase sur le cœur du voyageur : celui-ci s’imagine avoir un ver en lui qui aimerait briser cette écorce. Le ver cherche à briser l’écorce de glace du cœur, déjà affaiblie par le passage par les flammes. 

         Au chant onzième, nous retrouvons la même structure que pour plusieurs chants déjà étudiés : le début est très joyeux, léger, car il est l’évocation d’un souvenir – d’un souvenir heureux qui plus est. Mais sitôt le froid et les corbeaux évoqués, le chant s’accélère, le piano est nerveux, les notes sont courtes, aigus, presque stridentes. Encore une fois, conclusion du chant sur l’état du cœur du voyageur. C’est le contraire qui est réalisé au chant suivant, l’aède évoque sa solitude, pour finir par sa joie. 

Tout le cycle du Winterreise est en réalité la description de la déception amoureuse. Cette déception est d’autant plus cruelle pour le voyageur, car, comme nous l’avons vu, elle est indépendante de sa volonté : notre marcheur a pris la route, semble-t-il, sous la contrainte. On voit par exemple au treizième Lied, qui pour Müller était le sixième chant, que le marcheur continue d’espérer une lettre de sa bien-aimée. Le choix de Schubert de placer ce chant en treizième position, c’est-à-dire pratiquement à la moitié du cycle, permet de s’apercevoir que tout le voyage est placé sous le signe de la mélancolie, de la nostalgie de ce qui a été vécu. Cette mélancolie est d’ailleurs proprement romantique comme nous l’évoquions plus haut. Müller par le texte et Schubert par la musique dépeignent à merveille ce qu’est la désillusion. Le chant quatorzième est d’ailleurs assez glaçant : « Daß mir’s vor meiner Jugend graut / Wie weit noch bis zur Bahre ». La présence de la mort devient alors importante, notamment représentée par la corneille (Krähe) au chant suivant, par laquelle le poète souhaite se faire accompagner jusqu’au tombeau (zum Grabe). Nous pensons que le vers le plus désespéré du cycle est celui que lâche l’aède au dix-septième chant, « Ich bin zu Ende mit allen Traümen », que nous pouvons traduire par : J’en ai fini de tout rêve. Au fur et à mesure que le voyage se poursuit, au plus profond de l’hiver, et même en passant par un village, le marcheur prend conscience de la solitude qui l’habite et qu’il ne reverra jamais celle qu’il n’a pas vraiment eu le temps d’aimer. 

Le vingtième Lied est intéressant, car l’auditeur pensait seul ignorer le motif du voyage entrepris mais le marcheur lui-même l’ignore et sait simplement qu’il n’est pas en paix et qu’il la cherche pourtant (Ohne Ruh, und suche Ruh). L’auditeur apprend en revanche la destination – vague – du marcheur : « Eine Straße muß ich gehen, / Die noch keiner ging zurück. » La solitude du voyageur était jusqu’ici pensée comme délibérément choisie par celui-ci mais en réalité elle est également subie, comme le montre le chant vingt-et-unième dans lequel un aubergiste refuse l’hospitalité à notre marcheur. La fin du Voyage d’hiver est on ne peut plus romantique, au sens où nous l’entendions plus haut. En effet, le voyageur comprend avoir tout perdu (ses trois soleils) mais s’en accommode et se résigne – attitude hautement romantique – car il déclare : « Im Dunkel wird mir wohler sein ». Le voyageur en réalité n’en est pas un. En effet, l’élément fondamental du voyage est le retour. Non, ce merveilleux aède n’est qu’un vagabond : le dernier Lied ne conclue absolument pas le périple : aucune destination n’a été atteinte, pas même la paix qui était tant cherchée, et, encore, le marcheur continue de marcher, le pèlerin continue d’avancer vers la paix… Une fois rejeté par son aimée – car il semble en réalité qu’il s’agisse de la raison de son départ – le voyageur éprouve des tas d’émotions différentes qui prennent un sens complet dans la solitude. Chaque Lied est l’expression d’un sentiment et d’une réflexion, parfois nés d’évènements extérieurs mais pas toujours. Le Winterreise est le récit d’une désillusion dans la mesure où chaque fois que le marcheur s’essayait au rêve, il était rappelé à une réalité cruelle. L’on pourrait alors penser qu’il ne s’agit pas d’une posture romantique classique dans la mesure où le voyageur ne se complaît pas dans le rêve et dans une idéalité mais en réalité c’est l’essence même de la posture romantique. Le romantisme au sens classique, académique, est une lâcheté dans la mesure où il consiste en un refus du monde, par dépit, par déception, par désillusion. En revanche, le romantisme authentique est justement le courage suprême d’être conscient de la cruauté et de l’inhumanité de la vie mais de s’en accommoder, de vivre avec. Le voyageur de Müller – et de Schubert – ne s’enferme jamais dans le rêve et est toujours rappelé à la réalité, et souvent cruellement. Seul ce romantisme authentique sort de la théorie pour être pratiquement exercé. En effet, le romantisme que nous appelions académique, classique, n’est qu’une théorie dans la mesure où il n’est jamais permis pour l’homme de s’abstraire du monde, pour la simple raison qu’il faut vivre : seul l’ascète le pourrait mais c’est, dans ce cas, au contraire pour être encore plus proche du réel. Ainsi Schubert, par l’intermédiaire de Müller, dans le Winterreise mais aussi dans La Belle meunière, est de ceux qui ont le mieux saisi la nature et l’essence même du romantisme et de la posture romantique face au monde et à la vie, c’est-à-dire une attitude courageuse, presque de défiance. Schubert, composant ce cycle encore meurtri par la disparition de son ami Ludwig van Beethoven, est celui qui aurait pu se complaire dans l’illusion et la rêverie mais qui a préféré s’accommoder de sa tristesse pour composer certaines œuvres qui constituent encore aujourd’hui les plus grands chefs-d’œuvre de la musique classique.

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