Le héros est souvent le personnage principal de l’œuvre qui le contient. S’il est un héros, il incarne des valeurs fortes, le héros est un héraut qui porte les valeurs morales de la société. Le terme de héros est riche, et il n’est pas uniforme : le héros tragique n’est pas le héros lyrique, tout comme le héros de conte n’est pas le héros romantique, et ainsi de suite. Mais pouvons-nous parler de héros lorsque le personnage principal d’une œuvre est à contre-courant des valeurs de son temps ? Cette question s’est posée maintes fois, et particulièrement au XXe siècle à travers la négativité manifeste du personnage de roman : le concept original de héros est alors abandonné au profit du héros positif (c’est-à-dire celui qui endosse le rôle du héros sans répondre à cette description) ou du antihéros.
La généalogie du héros est profonde : c’est dans l’Antiquité grecque qu’il faut en chercher les traces les plus fortes et ancrées dans la culture populaire (bien qu’en étant exact, il faut remonter jusqu’à Gilgamesh, héros de la mythologie sumérienne). Dans l’Iliade, texte fondamental de la littérature antique et précurseur de l’Odyssée, Homère met en scène Achille, héros célébré pour ses exploits et pour son sang de demi-dieu. Le héros est alors un guerrier victorieux, empreint de gloire et plongé dans le Destin : l’homme homérique est plongé dans ce Destin voulu par les dieux, mais dans ce monde où tout semble déterminé, l’homme doit trouver sa place et éprouver les concepts de bien, de mal, savoir vivre et surtout apprendre à mourir. Les personnages d’Homère incarnent bien souvent des concepts, ce qui les rend identifiables : l’amour conjugal (Andromaque, Pénélope), l’amour familial (Hector), l’amitié (Patrocle), la ruse ou la métis (Ulysse), etc. Le héros du mythe accomplit des exploits pour son peuple : incarner le mythe, pour un héros, est l’acte fondamental de séparation de la nature et de la culture. Le héros mythologique est l’horizon anthropologique et téléologique de l’homme : il est un symbole d’union entre la transcendance et l’immanence. Le psychanalyste Otto Rank (1884-1939) ajoute dans Le mythe de la naissance du héros (1909) que, au-delà du héros du mythe, se forge le mythe du héros, le culte du symbole qui dépersonnalise et désanthropomorphise le héros.
De la naissance du héros jusqu’à sa maturité, le récit accompagne le héros dans son périple, dans ses batailles (les héros sont alors guerriers) et ses exploits : Achille à Troie, Ulysse dans son voyage. Mais au-delà du Moyen-Âge, on trouve aussi ce thème dans la littérature médiévale avec par exemple Charlemagne et Roland en guerre contre les Sarrasins dans la Chanson de Roland au Xe siècle. Le héros antique et médiéval est donc compris dans un logique divine du monde : il est glorieux par sa naissance et tragique dans la mort.
Comment le héros sort-il du Destin, comment se libère-t-il de la tutelle des dieux ? Le héros est affranchi de cette logique globale avec les tragédies de Corneille (1606-1684) et particulièrement avec Le Cid (1636) : le tragique affecte toujours les personnages avec violence, mais ceux-ci jouissent d’une certaine liberté qui s’exprime dans la volonté du héros. Mais cette volonté du héros n’est que plus douloureuse car elle met en évidence la faute qu’il doit réparer, le héros prend conscience de son agir coupable. Dans la lignée de Corneille, Racine met en scène Phèdre qui s’inflige la mort, coupable d’attirance envers Hippolyte, son beau-fils, et Hippolyte lui-même trouve la mort au combat, coupable de son amour pour Aricie (Phèdre, 1677).
C’est aux environs de cette période que le roman naît véritablement, et celui-ci entoure d’emblée son héros d’une dimension ambivalente qui pousse à le considérer comme un antihéros. Dans le roman de Cervantès (1547-1616), Don Quichotte mène un combat absurde et à contre-courant des idées de son temps : il souhaite rétablir les valeurs de la chevalerie dans un époque qui s’enlise dans la bourgeoise. Don Quichotte est un antihéros qui oppose une résistance à l’ère du temps, et Hegel remarque à ce sujet dans son cours d’Esthétique (1835) que « son aberration consiste […] dans le fait de rester si sûr de lui-même », c’est-à-dire si ancré dans ses idéaux contraires au temps qui est le sien. C’est d’ailleurs cette influence antihéroïque de Cervantès qui sera à l’origine de la création des romans burlesques dans la deuxième moitié du XVIIe siècle.
Le héros prend une profonde indépendance au XIXe siècle : c’est le siècle du moi célébré dans le lyrisme. Le héros du drame romantique est, selon le mot du Hugo, un « être complexe, hétérogène, multiple, composé de tous les contraires, mêlé de beaucoup de mal et de bien, plein de génie et de petitesse » (Préface à Cromwell, 1827). L’émergence du drame romantique est une célébration du héros romantique, plongé dans une crise existentielle et métaphysique : « Suis-je le bras de Dieu ? » se demande Lorenzo (Lorenzaccio, Musset, 1834) avant de tuer le Duc pour libérer Florence. Le héros romantique est encore un héros puisqu’il n’est pas véritablement à l’envers des préoccupations de son temps, et il s’illustre par sa fidélité à ces valeurs. Mais la défense de ces valeurs s’illustre elle-même par de nombreux échecs : les héros sont alors impuissants. Ce thème de l’impuissance du héros est fondamental dans la littérature romanesque au XIXe siècle : Julien Sorel (Le Rouge et le Noir, Stendhal, 1830), Étienne Lantier (Germinal, Zola, 1885), Lucien de Rubempré (Illusions perdues, Balzac, 1837-1843), ou encore Frédéric Moreau (L’éducation sentimentale, Flaubert, 1869).
L’ambition du XXe siècle est de redorer l’image du héros, non d’un point de vue moral, mais d’un point de vue politique : le héros incarne avec panache des idées de son temps. Mais l’idée qu’incarne le héros est toujours l’idée de son auteur : on peut alors citer Barrès (1862-1923), Malraux (1901-1976), Saint-Exupéry (1900-1944). Et à côté des héros positifs, étendards des idées dans les romans à thèse de début de siècle, on observe d’autres héros, des héros négatifs cette fois, dont l’archétype est Bardamu dans Voyage au bout de la nuit (1932) de Céline, puis Meursault dans L’étranger (1942) de Camus, jusqu’à L’innommable (1953) de Beckett.
Le héros est le support de l’action du récit, et il y a un véritable brio dans le travail de l’écrivain lorsque celui-ci met en valeur un personnage par rapport aux autres. L’épaisseur d’un personnage définit sa qualité, et une qualité parfaite, une épaisseur parfaite sont les éléments d’un héros. Mais on peut remettre en question la légitimité du héros dans l’œuvre littéraire qui peint l’homme : le réalisme et le naturalisme du XIXe ont grandement critiqué la notion de héros. Zola affirmait que « le premier homme qui passe est un héros suffisant », mais suffisant par rapport à quoi ?
Si enfin nous considérons que tout homme est un héros, il nous faut accepter l’idée que notre vie a un potentiel littéraire : choisirons-nous la comédie, ou bien la tragédie ?