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Dans son court livre de 1954, Aus der Erfahrung des Denkes (L’expérience de la pensée)[1], Martin Heidegger expose, dans le passage ci-dessous, la complexité de dire la pensée. 

La question réside dans le fait de dire ce qui est au-delà de la parole. En effet, dire ce que nous ne pouvons dire, c’est ce que nous nous efforçons constamment de faire. Le « dire de la pensée » doit être impuissant. Mais que signifie ce « dire de la pensée » dont nous parle Heidegger. Le dire de la pensée est d’une certainement manière le processus qui nous pousse à vouloir constamment mettre des mots sur ce qui est fondamentalement premier, sur ce qui précède le langage. En effet, le premier pas dans le monde est d’abord celui de l’Etre dépourvu de tout langage, n’ayant que la pensée. Le dire de la pensée est donc la tentative, jamais parfaitement atteinte ou réussie, de dire de manière exhaustive par les mots ce que notre pensée est et la manière dont elle s’actualise, c’est-à-dire se fait acte. 

            Si le dire de la pensée doit « s’apaiser » c’est bien parce que son activité est frénétique, instable, il se rend d’une certaine manière coupable d’ὕϐρις. On voit d’ailleurs ici une espèce de patte kantienne tenant à l’idée d’une aventure terrible de l’homme au-delà des limites de sa raison. 

            Cette impuissance forcée, cet appel du dire de la pensée, l’expression de celle-ci, à rester à sa place permettrait de conduire « la pensée devant la chose ». Notons au passage l’emploi du verbe conduire au conditionnel, ce qui montre le caractère assez peu réalisable de ce que nous propose ici Heidegger. Quant à la conduite de la pensée devant la chose, nous aurions tort de penser que cette idée est simple. Heidegger semble vouloir amener le dire face à la chose, faire en sorte que le dire soit réellement celui de ce qu’il pense, de la chose qu’il pense. Quel éloge de l’humilité ! Ne pas tenter de tenir un discours sur ce qui n’appartient pas à la parole, sur ce qui est « au-delà » de cette parole… Toutefois, qu’est-ce qui est réellement au-delà de toute parole ? Peut-être Dieu pour Kant, mais nous nous plaisons ici à penser que c’est sur la foi qu’aucun mot ne peut être mis. Expliquer Dieu, beaucoup l’ont très bien fait, mais décrire la foi et le sentiment religieux… quel projet ! La fides (foi) est justement cette confiance que nous mettons dans quelque chose qui nous dépasse et qui ne nous appartient pas de connaître, sur lequel nous n’avons pas le droit de poser un dire. Seulement à ce moment-là, une fois apaisé, calmé, impuissant, le dire de la pensée pourra parler d’une chose qui est vraiment. Nous pensons ici à une phrase de Proust assez éclairante de cette idée : « une grande partie de ce que nous disons n’[est] qu’une récitation »[2]

            On s’interroge cependant sur la possibilité d’une telle chose. Il semble y avoir une réelle impossibilité pour Heidegger de dire quelque chose, c’est-à-dire de poser une proposition devant la chose, soit en adéquation avec celle-ci. Il semble même y avoir trois niveaux du dire, trois niveaux de la possibilité d’une expression au plein sens du terme. Le niveau le plus élevé d’abord, impossible à retranscrire tout à fait par le dire est la pensée, la pensée comme premier pas dans le monde, comme venant avant le langage, comme venant a priori de toute parole. On trouve ensuite le dire de cette pensée. Le dire de la pensée est l’expression la plus fidèle de ce que l’on pense, le dire de la pensée est tout simplement le dire lui-même – ce caractère en quelque sorte nouménal du dire semble d’ailleurs être d’influence kantienne. En dernier lieu, le niveau le plus bas, le premier, le seul étant accessible, est le mot. L’on ne dit pas mais l’on se contente d’une énonciation de mots. Il est absolument terrible, d’ailleurs, de prendre conscience que nous ne pouvons réellement rien dire, mais simplement chercher à énoncer (voyons dans ce terme une espèce de caractère récitatif montré par la phrase de Proust) des mots les plus proches possibles de cette pensée, de ce dire, sans les atteindre jamais. 

            Enfin, le paragraphe dernier est suprêmement intéressant et assez complexe. Heidegger semble poser pour la pensée une réelle impossibilité d’être, ce qui est logique dans une perspective heideggérienne, car la pensée n’apparaît à personne comme un phénomène. La pensée serait vraiment si nous pouvions la dire fidèlement, c’est-à-dire parvenir à énoncer des mots en adéquation avec ce dire la pensée. Heidegger délègue. Il délègue la tâche à ceux qui s’étonnent de cela. Leur tâche est de sonder cette profondeur. Ce rôle leur est donné par Heidegger dans « Pourquoi des poètes ? »[3]. C’est aux poètes de s’étonner de telles choses et de sonder cette profondeur, de creuser toujours cet abîme, de gratter ce qui reste de mystère, sans jamais le dévoiler complètement, pour pouvoir tenter, vainement souvent, de rendre la chose dévoilée présente aux non-poètes…

[1] Reproduit dans Questions III-IV, M. Heidegger, Tel, Gallimard

[2] La Prisonnière, M. Proust (1923)

[3] In Chemins qui ne mènent nulle part, Tel, Gallimard

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