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La notion de gouvernement d’entreprise est à distinguer du gouvernement étatique. La question du gouvernement étatique implique des questions de l’ordre de la philosophie politique tandis que la gouvernance d’entreprise est indéfectiblement liée aux questions d’éthique (des affaires). Il y a donc une question morale extrêmement forte dans le domaine du gouvernement (et ici, on ne peut pas nier que cela s’applique également à l’ordre politique) : cette question morale/éthique est au fondement du questionnement philosophique concernant l’art de bien gouverner. S’il s’agit de diriger les hommes, et la structure qui les contient et que ceux-ci forment, il faut savoir bien les diriger. Mais pourquoi faut-il impérativement bien agir dans ce domaine ? Tout simplement dans le but de tendre  au bien commun, notion grecque largement oubliée aujourd’hui au profit d’un autre concept : l’intérêt général. Bien gouverner en entreprise, c’est maximiser l’intérêt général. Or nous devons opérer une distinction : que signifie bien gouverner en entreprise ? Bien gouverner en entreprise peut signifier deux choses : soit gouverner dans le but d’œuvrer au bien être des employés, et dans ce cas l’intérêt général est associé à la somme des intérêts particuliers des employés, ou alors bien gouverner en entreprise signifie la maximisation des bénéfices et l’augmentation du capital : il s’agit donc d’œuvrer pour l’intérêt de l’entreprise qui, en employant ses salariés, profite aux hommes dans un second temps, et l’intérêt de l’entreprise deviendrait un moyen en vue d’une fin, l’intérêt général.

Mais comment peut-on dire qu’un bon gouvernement d’entreprise peut avoir deux moyens d’attendre une même finalité ? Quel moyen apparaît le meilleur pour gouverner une entreprise ?

Pour répondre à ces questions, il convient de s’interroger premièrement sur les bienfaits d’un gouvernement d’entreprise prenant l’intérêt général comme but, puis d’étudier une entreprise ayant pour but de maximiser son profit. Après comparaison, il conviendra de limiter les analogies au politique et proposer un système basé sur une théorie de la justice comme équité.

S’il nous faut aborder la notion de bien commun pour l’appliquer au domaine de l’entreprise, une analogie avec la politique s’impose. C’est par la réflexion philosophique liée à la recherche du meilleur régime politique qu’est née cette notion : le bien commun est difficile à définir. On peut néanmoins affirmer que la notion de bien commun désigne moins le bien matériel qu’un bien moral : c’est, dans le cadre de l’entreprise, ce qu’on pourrait assimiler au bien être des employés. Bien gouverner une entreprise serait donc la quête du bien commun : mais de quelle façon ? Le bien commun, en tant que bien immatériel, est insaisissable. Atteindre le bien commun est impossible en réalité, mais l’important est de le viser, de tendre à l’atteinte du bien commun pour l’entreprise et l’ensemble des employés en priorité. La notion de bien commun, dans le domaine politique et entrepreneurial, est à tel point liée à la gouvernance qu’il est possible de définir la façon dont est gouvernée l’instance (le régime, la forme de l’entreprise) à partir du rapport qu’entretient l’exécutif au bien commun. C’est Aristote qui, le premier, détermine ce rapport entre nature du régime et rapport intime au concept de bien commun. En Politique, Aristote détermine que lorsque l’exécutif (notion certes anachronique) vise le bien commun de façon téléologique, alors il s’agit d’un bon régime (monarchie, aristocratie, politeía), mais lorsque l’exécutif vise ses propres intérêts, alors il gouverne mal (tyrannie, oligarchie, démocratie). En effectuant l’analogie avec l’entreprise, il est possible d’appréhender la bonne forme de gouvernement afin de tendre vers le bien commun.
Mais cette notion de bien commun doit être remise en cause en raison de sa réalité immatérielle, en décalage avec la finalité d’une entreprise moderne. Le mot de “moderne” est important ici, puisque c’est avec la modernité qu’a progressivement été abandonnée la notion de bien commun au profit d’une autre notion, l’intérêt général. Dans le domaine politique français, on estime que c’est en 1791 avec la loi Chapelier que l’intérêt général est érigé comme but étatique : « Il n’y a plus de corporations dans l’État ; il n’y a plus que l’intérêt particulier de chaque individu et l’intérêt général » (Le moniteur universel, Le Chapelier, t. 8). Dans le domaine de l’entreprise, on passe alors logiquement à un système basé sur la recherche de l’intérêt général compris comme la somme des intérêts particuliers. Dans un sens vulgaire, c’est de cette façon qu’il est possible de comprendre la notion de bien commun, comme une somme métaphorique des biens individuels immatériels. Aristote remarquait déjà en Politique, V, que la notion de bien commun devait être élargie à la recherche de l’intérêt général. Il y a donc, dans la notion de bien commun une portée immatérielle, morale (la vie vertueuse), mais également une importance matérielle, comme le remarque Aristote dans l’Éthique à Nicomaque : ici, on pense immédiatement à l’importance des salaires en entreprise, clé de voûte de la subsistance des employés. Or on ne peut avancer dans cette réflexion sans rendre compte des limites de l’analogie au domaine politique, puisqu’aujourd’hui, le domaine moral est difficilement perceptible dans le domaine de l’entreprise. 
La limite de l’analogie entre les domaines du politique et de l’entreprise est à poser autour de la notion de bien commun, puisque la modernité a en grande partie détruit l’importance des vertus dans les lieux de pouvoir. Mais l’analogie avec la politique, même avec l’arrivée de la modernité, est apparue comme une évidence : on remarque d’ailleurs le nombre important de dérives en entreprise et en politique qui sont très souvent comparables. Mais cette analogie pose un véritable problème. En 1951, le doyen Ripert, célèbre juriste français, alertait sur les risques d’une telle analogie, en droit notamment (Georges Ripert, Aspects juridiques du capitalisme moderne, 1951). Ripert remarque que l’analogie entre les domaines étatique et entrepreneurial est souvent effectuée par le biais d’une transposition du modèle démocratique de la politique au monde de l’entreprise. Or cette comparaison n’est qu’apparente, remarque Ripert, car « gouvernance n’est pas gouvernement » : la centralisation du pouvoir en entreprise est une limite infranchissable qui détruit en partie l’analogie au politique. Le pouvoir, en entreprise, ne peut être possédé par tous, il ne peut qu’être possédé, dans le meilleur des cas, par une poignée de personnes. Métaphoriquement, l’entreprise peut être comparée à des régimes politiques tels que la monarchie (ou la tyrannie lorsqu’elle est mal dirigée), ou l’aristocratie (ou oligarchie dans le pire des cas). La recherche du bien commun, ou de l’intérêt général comme finalité apparaît être une chose impossible en entreprise, car cette analogie au politique comporte trop d’éléments de différence : faut-il donc abandonner une conception de la bonne gouvernance dans son orientation téléologique ?  

Nous avons vu que concevoir la bonne gouvernance d’entreprise comme une tension vers le bien commun, ou une maximisation de l’intérêt général conçu comme la somme des intérêts particuliers comporte un certain nombre de problèmes, notamment en raison des limites de l’analogie au politique. Revenons donc aux conceptions modernes de l’entreprise : comment analyse-t-on, aujourd’hui, une entreprise “qui marche” ? Certainement par le prisme des revenus qu’elle génère, par son capital. Ainsi, l’intérêt de l’entreprise est la maximisation des bénéfices et l’augmentation du capital. Mais cet intérêt de l’entreprise est aussi conçu comme intérêt général, et cet intérêt général est une fin dont le moyen est le travail des salariés. Or pointer ce problème, c’est pointer un problème éthique très fort qui affecte un grand nombre d’entreprises et de relations humaines en général. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs (1785), Emmanuel Kant développe l’impératif catégorique suivant : « Agis de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». Si nous comparons cet impératif catégorique, qui est l’énoncé d’un comportement à suivre pour agir moralement, l’action des entreprises pose un véritable problème moral. Considérer l’employé comme un moyen en vue d’une fin (l’augmentation du capital), c’est profondément immoral. Du point de vue de l’impératif catégorique kantien, les gouvernances modernes des entreprises s’opposent radicalement à la morale, mais est-ce une mauvaise gouvernance pour autant (dès lors qu’on occulte la question éthique) ? Maximiser le profit et augmenter le capital est-il viable et signe d’une bonne gouvernance en entreprise ?
Pour répondre à cette question, il faut d’abord comprendre comment l’entreprise peut maximiser son profit. C’est sans surprise par l’intermédiaire du travailleur, mais il faut comprendre ce que cela signifie. Lorsque le salarié (travailleur) produit un travail, par exemple une marchandise, cette marchandise est liée à une valeur d’usage, qui correspond à son ustensilité, sa valeur dans l’usage qui doit en être fait. Or toute entreprise aujourd’hui fonctionne dans un but de maximisation du taux de profit, et l’échange de marchandises sur le marché est inscrit dans un système capitaliste. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que l’échange de marchandise ne se fait pas en fonction de leur valeur d’usage, mais en fonction de leur valeur d’échange qui est chaque fois supérieure à la valeur d’usage. Or cette disparition de la valeur d’usage derrière la valeur d’échange, Karl Marx l’analyse comme le signe avant-coureur de la destruction du système capitaliste tout entier. Dans Le Capital (1867), Marx montre que la création même de la valeur d’échange, en dissymétrie avec la valeur d’usage, est une aliénation du travailleur. Le travailleur et son travail disparaissent derrière la valeur d’échange (monétaire), et il se produit ce que Marx appelle un « fétichisme de la marchandise » : ce qui apparaît derrière la marchandise, c’est sa valeur d’échange et non le travail et la sueur qui l’ont produite. Comment donner tort à Marx dans le monde de l’entreprise d’aujourd’hui ? Tout est orienté vers la maximisation du taux de profit, l’accumulation du capital par un moyen (que Kant voyait déjà comme immoral) : l’aliénation du travailleur et son asservissement au système capitaliste.
Un tel système est-il viable dans la perspective de Marx ? La réponse est non. Marx dit clairement dans Le Capital que le système capitaliste tel que décrit à l’instant, et donc cela s’applique à la gouvernance de l’entreprise, est voué à l’autodestruction : « l’universalité vers quoi tend sans cesse le capital rencontre des limites immanentes à sa nature, lesquelles, à un certain stade de son développement, le font apparaître comme le plus grand obstacle à cette tendance et le poussent à son autodestruction » (Marx, Le Capital). En reprenant la méthode dialectique introduite par Hegel, Marx analyse le système capitaliste comme suit : dans un premier temps, le travailleur produit une marchandise à laquelle est assignée une valeur d’usage, et dont l’utilité ne sert que sa propre subsistance. Dans un deuxième moment, le travailleur (prolétaire par nature) est nié dans son travail par le capitaliste qui s’approprie la marchandise et lui assigne une valeur d’échange qui a pour but d’augmenter son profit. Ce deuxième moment apparaît croissant de façon exponentielle, mais il est voué à la destruction : c’est le troisième moment dialectique, « l’identité de l’identité de la différence » (Hegel, Phénoménologie de l’esprit). Le troisième moment correspond à la négation de la négation du travailleur, à ce moment, le système capitaliste est voué à s’auto-détruire et le capitaliste à être lui-même nié. On peut appliquer cette analyse de Marx aux entreprises modernes en affirmant que le modèle qu’elles utilisent n’est pas viable dans le temps puisqu’il ne conduit qu’à l’autodestruction : on l’observe aisément à travers les rachats d’entreprises entre elles au moment des crises économiques, tout n’est que destruction permanente dans ce domaine. Nous faisons alors face à un problème : comment considérer une bonne gouvernance d’entreprise dès lors que nous avons épuisé nos deux représentations de départ ? Peut-on fonder une gouvernance profitable à l’entreprise et au salarié ?  

Il nous faut fonder un nouveau système de gouvernance en entreprise, mais pour cela, il nous faudra revenir à l’analogie au politique afin de comprendre le cheminement interne de notre pensée. Ce nouveau système de gouvernance que nous proposons sera intégralement inspiré de l’ouvrage Théorie de la justice de John Rawls, publié en 1971. Dans son ouvrage, Rawls présente son ambition de créer une « conception systématique de la justice sociale ». Dans le sens de Rawls, il nous faut abandonner la conception classique du bien qui, nous l’avons vu, ne correspond pas à lui seul au monde de l’entreprise ; il faut lier la notion de bien (good) conçu comme but (conception téléologique) à la notion de juste (fair) qui est la maximisation de ce même bien. Il nous faut donc partir de l’idée que, en ce qui concerne la gouvernance de l’entreprise, il existe un « primat du juste sur le bien ».
L’ambition de Rawls, en introduisant cette notion du juste, est de bâtir une théorie de la justice comme équité (as fairness) qui doit respecter deux règles fondamentales : premièrement, chaque personne a le droit de prétendre au système de libertés et de droits qui égalise la société, et deuxièmement, pour admettre l’existence d’inégalités sociales et économiques au sein de ce système, il faut que celles-ci soit accessible à toute personne de ce système dans des conditions de juste égalité des chances, et doivent profiter au membres les plus défavorisés de la société (c’est le « principe de différence »). Dans le domaine de l’entreprise, cela résulte d’une vision extrêmement communiste de la structure, mais Rawls en est conscient et pointe du doigt le manque de coopération entre les différents membres de la société, notamment du point de vue du principe de différence. En réalité, plus qu’un travail à effectuer du point de vue de la gouvernance de l’entreprise, c’est tout le système de pensée de l’homme en entreprise qui doit être réformé.
Il nous faut donc exposer dernièrement ce système de l’entreprise ayant pour fondement une théorie de la justice comme équité. Premièrement, il faut donc une métamorphose de la façon dont l’exécutif dirige l’entreprise, et que celui-ci mette en place une homogénéisation de l’entreprise, c’est-à-dire qu’il propose à chaque salarié une égalité parfaite des chances (ceci est par ailleurs très actuel, on pense au débat sur les inégalités salariales). Mais cette première métamorphose ne peut se faire sans une deuxième qui doit avoir lieu dans l’esprit des salariés. Le problème fondamental des entreprises dans le système capitaliste, ce n’est pas l’entreprise en elle-même, c’est la conception capitaliste de l’entreprise, dénoncée par Marx. Rawls propose de revenir à une conception libérale, mais cela doit se faire par une modification de la conscience collective vis-à-vis de l’entreprise. Cette modification ayant pour objet d’introduire le principe d’équité au sein de l’entreprise, c’est le principe de différence : introduire ce principe d’équité revient à renoncer aux dissymétries de salaire dans un but d’harmonisation. Ainsi il semble que ce système permette une bonne gouvernance de l’entreprise selon les deux critères suivants : premièrement, chaque salarié peut invoquer des droits et des libertés garantis universellement par l’entreprise (on pense à l’importance des syndicats), et deuxièmement, s’il y inégalité, il faut que cela soit acceptable, c’est-à-dire qu’elle n’empêche pas l’égalité des chances dans l’entreprise, et qu’elle soit au bénéfice des défavorisés de l’entreprise. Voilà le modèle d’une entreprise juste. 

Comment gouverner bien en entreprise ? Cette question soulève deux problèmes majeurs, premièrement, il est tentant d’affirmer que l’entreprise doit viser le bien commun et l’intérêt général, mais cela est impossible sans une analogie au politique qui ne sert pas l’analyse réelle de l’entreprise, sans oublier que les notions de bien commun et d’intérêt général sont particulièrement floues en ce qui concerne l’analyse de l’entreprise. Le deuxième problème majeur est en lien avec la conception moderne et capitaliste de l’entreprise qui, malgré l’avantage apparent de croissance du taux de profit, est vouée à s’autodétruire en raison de l’aliénation des travailleurs. Il a donc fallu proposer une nouvelle conception de l’entreprise, neuve, qui soulève une question qui n’a que rarement été posée : est-ce uniquement à la direction de l’entreprise que revient la tâche de bien la gouverner ? La réponse est non. La bonne gouvernance d’une entreprise est une intersection entre l’action de l’exécutif et la volonté des salariés de faire avancer leur entreprise en accord avec la théorie systématique de la justice que nous avons développée. 

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