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Chez Montaigne, le temps se présente tout d’abord comme la durée d’un instant qui correspond à la forme momentanée que la conscience a d’elle-même comme du « moi » de l’homme : la durée apparaît à travers des « occasions étrangères, présentes et fortuites » (Essais, I, 47).

Mais au-delà des durées qui sont des surgissements de temps, l’homme tente toujours d’échapper au mode de temps présent en s’enfuyant dans des projections futures : « … la forcenée curiosité de notre nature s’amusant à préoccuper les choses futures comme si elle n’avait pas assez à faire à digérer les choses présentes …» (Essais, I, 48). Ainsi, l’homme sent son être lui échapper puisqu’il ne rend que rarement compte de son état présent, alors même que ses états passés et futurs sont insaisissables : « Nous ne sommes jamais chez nous ; nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance nous élancent vers l’avenir et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est … » (Essais, I, 15). Mais si nous tentons de rendre compte du présent, nous ne pouvons ressentir que cet instant qui nous échappe en permanence : « À chaque minute il me semble que je m’échappe … » (Essais, I, 109).

Ce n’est pas exactement l’instant présent que nous sentons fuir, c’est notre être qui s’évade constamment dans le cours du temps comme une feuille emportée dans le vent sans y résister. Cette fuite de l’être est une constante révélation de la mort, de la finitude humaine dans le temps. Cette révélation est l’occasion d’une prise de conscience pratique et morale : du peu de temps qu’il me reste, comment puis-je en user bien ? Montaigne prend pour exemple l’usage de la sagesse stoïcienne pour accepter la finitude, pour accepter la fuite de l’être, mais il la rejette : « Jetez-vous dans l’expérience des maux qui vous peuvent arriver … éprouvez-vous là, disent-ils : assurez-vous là. Au rebours, le plus facile et le plus naturel serait en décharger même sa pensée » (Essais, III, 359). Montaigne s’intéresse également à la morale chrétienne mais montre qu’elle n’est d’aucun secours dès lors qu’il s’agit de fixer l’être dans le monde : le chrétien ne doit-il pas exister par rapport à l’Être en tant que tel qu’est Dieu ? Mais accepter le divin nécessite de refuser l’être à notre propre existence, étant donné que nous autres hommes ne sommes que des créatures de Dieu et que nous ne sommes pas de la même façon que Dieu est. Mais pourtant nous sommes, mais en quel sens ? Montaigne dit que l’homme est un « Étant hors de l’être » (Essais, I, 18) dans la perspective chrétienne, nul recours permanent donc dans la doctrine religieuse.

Aucune permanence pour l’homme, Montaigne l’accepte et affirme : « Je ne peins pas l’être, je peins le passage » (Essais, III, 27). Mais il faut se rendre compte de la difficulté de son entreprise mais en même temps de sa justesse : puisque l’être se dérobe continuellement à l’être, peindre le passage de l’être, c’est peindre cette fuite auparavant insaisissable, c’est saisir l’être alors qu’il s’échappe, c’est peut-être rattraper le temps. Montaigne dit vouloir peindre l’être dans son « mouvement inégal, irrégulier et multiforme » (Essais, III, 46). Mais cette fuite de l’être dans le temps est une démultiplication de l’être par le prisme du temps et des instants dans lesquels l’être n’est jamais le même. Ainsi, au moi correspond une « infinie diversité de visages » (Essais, III, 396), Montaigne affirme : « Moi à cette heure et moi tantôt sommes bien deux » (Essais, III, 241). Cette volonté de peindre l’éphémère, le changeant est un refus de la permanence de l’être, permanence qu’il faut refuser à l’être. La permanence est du domaine de l’éternel tandis que l’être est du domaine du temps, borné et changeant.

Peut-on échapper au temps pour Montaigne ? C’est bien plutôt le temps qui nous échappe, cependant nous pouvons répondre à cette fuite une saisie de l’éphémère comme un rocher opposant une résistance au courant d’une rivière. Montaigne dit du temps : « Je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie » (Essais, III, 445) ; il faut donc ne pas saisir le temps, puisque c’est impossible, mais se saisir dans le temps, dans son visage d’être à l’instant considéré.

L’être est en immersion dans le temps, dit Montaigne, ce n’est pas un monolithe dans un espace temporel défini et fixe, c’est l’intentionnalité de la saisie de son être ou des objets dans le monde et dans le temps dans la multiplicité des occasions : « Être consiste en mouvement et action. Par quoi chacun est aucunement en son ouvrage » (Essais, II, 76).

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