Le temps est un concept souvent présenté comme continu, ininterrompu, mais cette conception n’est que trop peu remise en question. Et s’il n’y avait aucun mouvement ? Et si le temps n’existait pas ? Cette posture n’est que trop fantaisiste puisqu’elle nie la réalité, mais si nous faisons abstraction du réel, nous pouvons nous rendre hermétiques au temps. C’est peut-être l’entreprise la plus folle du projet mallarméen : nier le réel et projeter l’idéal plus loin que l’entendement, dans l’attente immuable, dans le fixe : « J’attends en m’abîmant que mon ennui s’élève… » (Renouveau, 1866). Nul commencement dans la poésie de Mallarmé, si ce n’est un espace initial, un temps vide qui regorge de l’infini des potentialités, comme le peintre, le pinceau en main attendant de poser les premières couleurs sur sa toile. Cet infini du potentiel, ce temps vide est à l’image de l’Azur du ciel, d’un ciel sans nuages, l’Azur que Mallarmé affectionne dans ses poésies de jeunesse :
« … un blanc jet d’eau soupire vers l’Azur !
– Vers l’Azur attendri d’Octobre pâle et pur
Qui mire aux grands bassins sa langueur infinie … »
Soupir, 1866
Tout mouvement est esquissé et s’épuise immédiatement, l’Azur est présenté comme l’espace hypothétique qui résiste à la négation et à l’épuisement du vide, espace de résistance qui entre en résonance avec l’esprit du poète. La poésie de Mallarmé est une résistance, elle nie le réel puisque le réel oppose une trop grande résistance à son projet poétique, mais nier le réel, c’est se retrouver dans un espace onirique où la poésie est encore soumise à des contraintes de différents ordres (psychique, de représentation, etc.). Mallarmé refuse donc à nouveau cet espace onirique dans un second moment de négation. La poésie mallarméenne surgit donc comme parachèvement de ce double moment dialectique proprement hégélien et se fige dans un espace unique et original auquel on doit refuser même la notion d’étendue, et dans un temps vide qui épuise ses déterminations. La poésie mallarméenne crée un proto-espace en vase clos qui se supporte et se replie sur lui-même, dans lequel toute représentation effleure l’espace poétique et traverse le temps vide sans jamais s’y fixer.
Mallarmé ne fait pas que construire cet espace poétique, il le présente déjà comme une direction, un but inatteignable mais ardemment désiré : « … tu sais que la seule occupation d’un homme qui se respecte est à mes yeux de regarder l’azur en mourant de faim » (Divagations, 1897). Mais si Mallarmé fantasme ce monde qu’il ne peut saisir, le poète sonde tout de même la profondeur de son désir et le risque qu’il comprend. Ce monde, comme le reflet diaphane et évanescent renvoyé par le miroir, Mallarmé dit rêver de s’y échapper, s’échapper de la contrainte du monde et du temps :
« Est-il moyen, ô Moi qui connais l’amertume,
D’enfoncer le cristal par le monstre insulté,
Et de m’enfuir, avec mes deux ailes sans plume
— Au risque de tomber pendant l’éternité ? »
Les Fenêtres, 1893
Mais cette échappatoire comporte le risque de « tomber pendant l’éternité » : comment comprendre cela ? Cette crainte est le pas que l’homme redoute de franchir entre le mouvant et le fixe, entre le temps et l’éternité : tomber pendant l’éternité, c’est manquer à son être, c’est n’être plus soumis au mouvement, au changement qui affecte son être habituellement dans le temps. Faire l’expérience du temps dans la perspective mallarméenne, c’est joindre le temps à l’infini, à l’éternité par le prisme du présent qui nous traverse continuellement. L’expérience du temps, c’est l’expérience de l’absence, puisque l’absence est l’expérience humaine qui fait manquer l’être recherché : le souvenir d’un être disparu par exemple.
« Tel qu’en lui-même enfin l’Eternité le change, –
Le poète suscite avec un glaive nu – Son siècle
épouvanté de n’avoir pas connu – Que la mort
triomphait dans cette voix étrange »
Le tombeau d’Edgar Poe, 1898
Peut-on échapper au temps pour Mallarmé ? Par notre expérience humaine, nous ne pouvons que fantasmer une échappatoire, ou en étant optimistes, l’halluciner à travers le miroir séparant le Réel et l’espace poétique mallarméen. Cet espace poétique est une brume de rêve pour Mallarmé, et cette brume recèle un certain nombre de mystères, comme celui de l’éternité, l’ultime échappatoire au temps vulgaire. La fuite dans l’éternité brumeuse, seule la mort y conduit pleinement.