La preuve de l’existence de Dieu a motivé la multitude de penseurs chrétiens qui se sont penchés sur la question. D’abord, l’on pourrait questionner la réelle possibilité d’une preuve de l’existence de Dieu. Cette question n’a de sens que si l’on considère que la foi et la raison entrent en opposition. En réalité, la foi et la raison sont deux choses d’ordres différents : le philosophe français Jean-Luc Marion dit en effet que la foi « est autre chose que de la connaissance », et que par conséquent elle n’est pas à mettre sur le plan de la raison. Sans revenir sur ce débat compliqué entre foi et raison, accordons-nous simplement à penser que cette question est réglée par la philosophie chrétienne depuis longtemps. Les penseurs médiévaux (en incluant saint Augustin) considéraient la foi et la raison comme deux choses complémentaires et pas du tout antagonistes. Saint François de Sales nous dit par exemple que « foi et raison doivent marcher ensemble comme deux affectionnées ». Cette dichotomie moderne (datant à peu près de Descartes) entre la foi et la raison, est également battue en brèche par Jean-Paul II dans son encyclique Fides et ratio (1998) dans laquelle il est expliqué que « La foi et la raison sont comme deux ailes qui permettent à l’esprit humain de s’élever vers la contemplation de la vérité. »[1]
Ainsi, ayant établi que la preuve de Dieu était possible pour un chrétien et qu’il s’agissait à la fois de rejeter une vision fidéiste (disant que tout peut-être démontrable par la foi) et une vision rationaliste (toute chose est démontrable par la seule raison) de la chose, nous pouvons nous concentrer sur les « preuves » que donne saint Thomas d’Aquin (1225-1274). Plutôt que des preuves, saint Thomas d’Aquin, dans sa Somme théologique, parle de « voies ». L’homme à la recherche de Dieu est effectivement présenté comme un voyageur, un viator. Il lui faut donc des voies lui indiquant le chemin pour parvenir à une connaissance (jamais complète toutefois) de Dieu. Avant d’aborder ces voies, au nombre de cinq, récapitulons rapidement les deux articles de la Sommeprécédant celui intitulé « Dieu existe-t-il ? » dans lequel sont exposées ces fameuses voies.
Dans le premier article de la deuxième question de la première partie de sa Somme théologique[2], saint Thomas cherche à savoir si la question de Dieu est évidente d’elle-même. Sans retracer toute la démonstration : il nous apprend une distinction sur la question de l’évidence. Ainsi, Dieu est son être même, le prédicat « être » est contenu en Dieu, il est identique à lui-même. De ce fait, l’existence de Dieu est évidente de soi. Cependant, nous ignorons – en tant que créatures – quelle est la réelle essence de Dieu, donc nous ne concevons pas clairement que la qualité d’existence puisse être attachée à Dieu, car nous ne savons pas ce qu’elle signifie relativement à sa nature. Donc, l’existence de Dieu est évidente d’elle-même, mais pas évidente pour nous, qui, en quelque sorte, n’avons pas les « outils » nécessaires pour le connaître du fait de notre nature humaine. Par cet article, saint Thomas d’Aquin justifie donc son entreprise de démonstration de Dieu, mais Dieu est-il vraiment démontrable ?
Le docteur angélique (saint Thomas d’Aquin) s’intéresse alors à cette question dans l’article suivant[3] et demande si l’existence de Dieu est démontrable. En bon aristotélicien, saint Thomas s’intéresse aux causes et aux effets. On peut soit partir de la cause pour étudier les effets, soit partir des effets pour connaître la cause. Le problème est que Dieu est bien la cause, et la création constitue ses effets. Mais ne connaissant pas Dieu, nous ne pouvons pas connaître la cause. Thomas choisit donc d’étudier les effets (la création) pour s’élever à une connaissance de la cause (Dieu). On contemple la création pour remonter à ce qui nous est premier : Dieu.
Venons-en donc aux cinq voies proprement dites que pose saint Thomas d’Aquin[4]. La première voie (rappelons qu’il s’agit d’un synonyme de preuve) est celle d’Aristote. Pour résumer le propos de Thomas (qui est peu ou prou celui d’Aristote), posons la distinction de l’acte et de la puissance. Un sujet en puissance se réalise en acte. Par exemple, la graine, en tant qu’elle est graine, est plante en puissance. Une fois que la graine aura germé, la plante sera en acte.
Cette idée posée, il faut constater que nous sommes entourés, dans la Création, de choses qui se meuvent. Rien sous la Lune (cf. astronomie et conception du monde aristotéliciennes) n’est immobile. Pour la définition du mouvement, saint Thomas d’Aquin pose alors que ce qui se meut est ce qui passe « de la puissance à l’acte ». Pour notre exemple de la plante, la plante se meut, est mobile, car elle est passée de la plante en puissance (graine) à la plante en acte. Cependant, pour expliquer le mouvement de toutes les choses du monde sublunaire (sens aristotélicien, STA parlerait de « Création »), il faut une cause à leur mouvement. Par conséquent, une chose mue l’est par une autre chose (possiblement mue), mue elle-même par une chose, et ce à l’infini. Or, cela n’est pas concevable. Il faut donc un premier moteur, fondamentalement en acte (car son mouvement de la puissance à l’acte est achevé, ou même n’a jamais eu lieu) pour mouvoir toute chose. Aristote nous dit en effet[5] : « il y a un moteur éternel des choses mues, et le premier Moteur est lui-même immobile. » Vous l’aurez compris, pour toute la scolastique, et en l’occurrence pour saint Thomas, le premier Moteur est Dieu. Dieu est celui qui meut toute chose pouvant se mouvoir (c’est-à-dire toute la création), celui qui est la cause de toute chose. Si nous pensons une cause première, il faut nécessairement que Dieu existe.
Saint Thomas d’Aquin s’écarte (un petit peu) d’Aristote dans la seconde voie. Il garde cependant la notion de cause et d’effets. Il évoque la cause efficiente. La cause efficiente (Aristote parle de cause motrice) est celle qui fait être la chose, celle qui cause son essence. Notons rapidement l’existence des quatre causes selon Aristote dans l’exemple de la statue : la cause matérielle est d’abord celle qui permet la construction de la statue, l’airain, le marbre… La cause formelle est l’idée qu’a l’artiste de la statue qu’il va réaliser. La cause motrice, nous l’avons dit, est le sculpteur en lui-même, car il fait être la chose. Enfin, la cause finale est la statue en elle-même, comme but de l’entreprise du sculpteur.
Saint Thomas explique alors qu’il faut bien que, en tant qu’effets, nous ayons une cause efficiente. Notre cause efficiente doit nécessairement être première cause : il serait impensable de dire que nous sommes l’effet de telle cause efficiente, qui elle-même l’effet de telle cause efficiente et ce indéfiniment. De la même manière qu’il faut un premier moteur immobile pour mouvoir les choses mobiles, il faut une cause première pour causer des effets eux-mêmes pouvant être causes. « Supprimez la cause, vous supprimez les effets », nous dit Thomas. La cause efficiente est donc assimilée à Dieu, en tant que Dieu est la cause de ce que nous sommes.
La troisième voie est subordonnée à une idée fondamentale. Une chose a la possibilité, d’être ou de n’être pas. Les choses, si elles peuvent exister ou non, doivent bien naître : « Si donc tout peut ne pas exister, à un moment donné, rien n’a existé. » De la même manière qu’il faut une cause aux effets, il faut qu’une chose qui est soit née d’un être, qui était déjà être. De cette manière, il ne faut pas penser l’histoire du monde comme un cycle (cf. hypothèse de l’Eternel Retour chez Nietzsche) mais comme une continuité. Les philosophes médiévaux conçoivent en effet le monde par un schéma exitus/reditus. Le monde est sorti de Dieu par la Création (exitus) et retournera à Dieu par le Jugement Dernier (reditus). Notons au passage que le Credo est construit sur ce schéma, avec en son centre la mort et la résurrection du Christ, ce dernier initiant le retour du monde à Dieu (reditus). Pour saint Thomas, il y a une forme de nécessité dans le monde (pas dans sa création, c’est-à-dire que Dieu l’a créé librement, mais dans son évolution). Il y a une impossibilité de retour en arrière infini : « tous les êtres ne sont pas seulement possibles, et il y a du nécessaire dans les choses. » Ne pouvant pas retourner en arrière, nous sommes contraints d’admettre que Dieu est un Etre nécessaire, duquel découle toute chose. Dieu est cause de la nécessité et par conséquent existe nécessairement.
La quatrième voie est une thèse aux airs platoniciens. Effectivement, Platon, dans sa fameuse allégorie de la caverne[6] pose l’existence des Idées en elles-mêmes. De la même manière, existe alors un Bien-en-soi duquel il faudrait se rapprocher. C’est de cette manière que les êtres agissent selon saint Thomas. Il y a un ordre de perfection dans les êtres. Le chaud ne peut pas se penser de manière spontanée, il faut que cette idée de chaud soit pensée par rapport à une idée absolue du chaud. Les choses sont ordonnées les unes par rapports aux autres, relativement à une Idée absolue. Dans cette perspective, nous participons en tant qu’êtres, au « souverainement bon, souverainement vrai, souverainement noble » et sommes ordonnés en vue d’une perfection absolue que nous appelons Dieu. Dieu est la référence absolue par rapport à laquelle tous les êtres doivent être pensés.
Enfin, la dernière voie de saint Thomas est une thèse, en quelque sorte, finaliste. Saint Thomas part du constat que les êtres agissent en vue d’une fin qui est « de réaliser le meilleur ». Le monde est donc organisé en vue d’une fin. Mais, le monde n’étant pas capable de connaissance et de tendre vers le meilleur spontanément, il faut donc qu’un Etre intelligent et suprêmement connaissant ordonne des choses privées de connaissance. Ainsi donc, cet être intelligent ordonnant toutes choses du monde vers une fin (qui est le retour à lui-même, rappelez-vous le reditus) est Dieu.
Jean-Roch
[1] « Fides et ratio binæ quasi pennæ videntur quibus veritatis ad contemplationem hominis attollitur animus. »
[2] On note Summ. Theolog. I, q. 2, a. 1
[3] Summ. Theolog. I, q. 2, a. 2
[4] Summ. Theolog. I, q. 2, a. 3
[5] Métaphysique, Г, 8, 1012b30
[6] République, VII, 514a-518b